UNIR - Pour une nouvelle révolution agricole


Thème : Agriculture


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Analyser la crise agricole actuelle impose un retour sur deux ruptures historiques majeures : la révolution silencieuse des années 60 et la réforme de la politique agricole commune (PAC) de 1992 car leurs effets perdurent encore aujourd’hui.

La création de la PAC en 1959 et les lois agricoles de 1960-1962 constituent une véritable révolution. La génération d’alors voulait rompre avec une agriculture traditionnelle et autarcique pour répondre à l'enjeu vital de l’époque : nourrir la France après les pénuries de la guerre. Les outils adoptés (préférence communautaire, prix garantis, aides à la modernisation) correspondaient parfaitement à cette ambition.

Ces agriculteurs désiraient moderniser leurs pratiques et leur mode de vie, aspirant à être des citoyens fiers de leur métier et vivant dignement de leur travail dans des exploitations familiales modernes intégrées à l’économie.

Cette période fut marquée par un effort important de formation agricole, de recherche et de construction d’outils d’accompagnement aux nouvelles pratiques : la sélection de variétés et d’animaux productifs, la lutte contre les maladies via les groupements de défense sanitaire (GDS), les nouvelles techniques et la gestion comptable par les centres spécialisés, ont permis des progrès spectaculaires de la productivité.
Cette modernisation à marche forcée a durablement inscrit l’idée que produire au maximum permettait de surmonter les contraintes naturelles et les aléas climatiques ou sanitaires.

L’idéologie productiviste n’a jamais été remise en cause jusqu’à aujourd’hui, évoluant seulement du « maximum » vers un « optimum » économique. La Confédération paysanne défend toutefois un autre modèle, fondé sur l’autonomie des exploitations.

Mais l’endettement auprès des banques et des fournisseurs a transformé l’objectif public initial en nécessité économique. La contrepartie de cette « modernisation heureuse » fut la vulnérabilité économique de milliers de petites exploitations face aux grandes entreprises agroalimentaires. Avec les chocs pétroliers et l’explosion des coûts, accompagnés d’une surproduction généralisée, la PAC des années 60 devint obsolète. La décennie 80 fut marquée par une longue agonie : quotas, QMG, subventions à l’exportation générant des tensions internationales. Une réforme était inéluctable pour maîtriser la surproduction et sécuriser les revenus agricoles.
Toutefois, la réforme de 1992 fut vécue comme un traumatisme : remplacer les prix garantis par des subventions représentant désormais deux tiers du revenu et geler des terres apparut comme une trahison.

Cette orientation libérale s’est encore accentuée au fil des réformes, notamment avec le découplage total des aides dans les années 2000, l’introduction de conditionnalités environnementales et du verdissement. Ainsi, la PAC de 2023 intègre les écorégimes, pratiques agro-environnementales rémunérées sur le premier pilier (FEAGA). Le paiement des aides proportionnelles aux surfaces a fait émerger les questions d’équité et de plafonnement. Le plafonnement a échoué, mais grâce à la France et à Stéphane Le Foll, une redistribution vers les 52 premiers hectares a été adoptée.

La PAC actuelle souffre d’une absence de projet cohérent :
- elle privilégie toujours la logique néolibérale de prix bas et d’ouverture mondiale, compensée paradoxalement par des soutiens découplés censés préserver le revenu agricole sans perturber les marchés
- mais le verdissement comme la volonté de répartir les soutiens plus équitablement sont traités dans le cadre des aides découplées auxquelles on veut faire jouer tous les rôles alors qu’elles n’ont pas été mises en place pour cela
- ainsi, comble de l’ironie, la stratégie "Farm to Fork" européenne, censée promouvoir une agriculture durable, reste hors du cadre de la PAC, non financée et sans harmonisation européenne claire, provoquant incompréhension et rejet chez les agriculteurs

Cette incohérence prive la PAC de la possibilité de mobiliser les agriculteurs vers une ambition nouvelle et d’atteindre les objectifs de juste répartition des soutiens ou de transition agroenvironnementale. Or, sans objectifs clairs et partagés, sans outils de politique publique adaptés et sans mobilisation de tout l’appareil d’accompagnement des agriculteurs, il est inutile d’espérer accomplir la transition agroécologique et climatique qui est pourtant une nécessité urgente face à la triple crise du changement climatique, de la pollution et de la perte de biodiversité.

En réalité, le fait marquant, c’est que les États membres n’ont pas voulu sortir de la PAC de 1992 compte tenu des équilibres budgétaires entre pays et entre grandes productions. Ils tentent de lui faire prendre en charge de nouveaux objectifs avec des outils dépassés au regard du contexte européen et mondial. Nous ne sommes plus à l’heure de la « mondialisation heureuse » mais à celle de la fragmentation du monde. La guerre en Ukraine depuis 2022 et le désordre sur les cours mondiaux des produits agricoles et alimentaires qui en a découlé, ainsi que l’élection de Donald Trump en 2024 et les mesures douanières qu’il a immédiatement prises sont là pour nous montrer l’ampleur du changement de paradigme et la nécessité d’assurer notre autosuffisance alimentaire et notre autonomie.

Faute de refondation, la PAC est reconduite tous les cinq ans par des bricolages successifs sans véritable horizon. Paradoxalement, alors que la PAC stagne, les exploitations européennes ont profondément évolué.

L'intégration des pays de l’Est a multiplié leur nombre et accentué leur diversité : de très petites structures côtoient désormais des firmes issues des anciens kolkhozes et sovkhozes.

À l’Ouest, notamment en France, les évolutions sociologiques ont été profondes. Le modèle familial classique à deux actifs sur l’exploitation n’est plus dominant : les conjoints travaillent majoritairement à l’extérieur. Ce changement, analysé très finement par Purseigle et Hervieu (« Une agriculture sans agriculteurs »), affecte l'organisation du travail et les attentes sociales des agriculteurs.

Trois tendances majeures émergent : association, intégration, délégation. Les formes d’agriculture de groupe sont variées (CUMA classiques ou intégrales, assolements communs, partage de salariés, sociétés de fait…).

Bien que motivées par des contraintes économiques ou de main-d’œuvre, ces coopérations favorisent le partage des innovations, améliorent la résilience face aux aléas et facilitent la diversification des cultures.

Les parcours d’installation hors cadre familial posent de nouvelles questions sur l’accès au foncier. « La terre en commun » de Potier, Blanc et Grimonprez, ouvre à ce propos des perspectives nouvelles en considérant la terre comme un bien commun.

Mais ces enjeux et les mutations sociales restent ignorés par la PAC actuelle, tout comme par la dernière Loi d’orientation agricole, caricaturale en la matière.

Refonder simultanément la PAC et notre Code rural est donc essentiel pour :
- Assurer un revenu décent aux agriculteurs, leur autonomie face à l’agro-industrie et une répartition équilibrée sur le territoire ;
- Accélérer la transition agroenvironnementale ;
- Garantir une alimentation de qualité accessible à tous ;
- Maintenir notre autosuffisance alimentaire et gérer les relations avec les pays tiers.

La communication récente de la Commission européenne (« Œuvrer ensemble pour un secteur agricole européen attractif ») s’appuie sur les propositions issues du Dialogue stratégique (2024) : recentrage des aides sur les exploitations qui en ont le plus besoin, lutte contre les pratiques commerciales déloyales, assurance revenu, transition agroenvironnementale, simplification administrative.

Mais des angles morts demeurent :
- La gestion des prix et marchés reste absente des réflexions depuis 1992 alors qu’elle est centrale pour sécuriser les revenus agricoles et financer la transition. Sans revenir aux prix garantis, une structure européenne devrait pouvoir superviser les organisations de producteurs, intervenir sur les marchés à terme avec une garantie de l’UE et déclencher si besoin des restrictions temporaires de production.
- Il faudrait autoriser sous contrôle de la puissance publique et des consommateurs des ententes verticales et horizontales sur les prix et les volumes, notamment pour les produits sous SIQO, condition sine qua non à une meilleure répartition de la valeur ajoutée dans la chaîne alimentaire. Ceci complèterait efficacement la lutte contre les pratiques commerciales déloyales.
- Renforcer l’accès aux marchés des produits de qualité et locaux est également crucial.
- Mettre en place une assurance revenu devient incontournable pour encourager la transition agroenvironnementale et alimentaire. Associée à des aides compensant les contraintes structurelles (taille des exploitations, zones défavorisées) elle constituera un solide soutien, complété par les aides à la transition agroenvironnementale.
- L’importance de conserver les aides à la transition dans le premier pilier pour veiller à la cohérence des outils de la politique publique : les MAE simples qui soutiennent telle ou telle bonne pratique peuvent faire évoluer un itinéraire technique, mais pas un système d’exploitation et encore moins un système agraire, il faut donc privilégier des MAE « systèmes » territorialisées et qui respectent la diversité des orientations (AB, Agriculture Paysanne, HVE) ;
- Établir des normes européennes unifiées pour les productions agricoles, associant toutes les parties prenantes, et imposer des clauses miroirs aux importations permettrait d'assurer une concurrence loyale et de réaffirmer la préférence communautaire.
- Le modèle de prix inférieurs aux coûts de revient compensés par des aides est contradictoire avec l’objectif de simplification administrative affiché, puisque générateur permanent d’une lourde bureaucratie.
- La propriété des données agricoles issues des matériels et bâtiments devrait revenir aux agriculteurs. Un règlement européen devrait préciser les conditions de mise à disposition de ces données à l’exploitant, et en accès libre mais anonymisé pour la recherche, le respect de ces normes conditionnant l’accès au marché européen pour les fournisseurs.

Ces propositions trop sommaires sont une invitation au débat. Elles nécessitent une articulation étroite des mesures européennes et nationales.

Ainsi, la mise en œuvre d’une politique contractuelle rénovée et renforcée pour gérer les volumes de production et les prix doit s’accompagner d’une transparence et d’une équité dans l’attribution de ces volumes qui, dans un système régulé, prennent une importance particulière. Elle doit donc être accompagnée par l’instauration d’une « commission des contrats » associant producteurs et syndicats représentatifs dans chaque structure de regroupement de l’offre. Par ailleurs, la rénovation du cadre légal encadrant l’intégration devrait inclure les coopératives agricoles.

Côté distribution, la GD occupe une position économiquement dominante, cristallisant le mécontentement des producteurs et consommateurs.

Peut-on laisser des entreprises accumuler des fortunes sur le dos des Français grâce à leur position d’oligopsone vis-à-vis des producteurs et d’oligopole vis-à-vis des consommateurs ? La distribution alimentaire devrait être considérée comme un commun, compte tenu des enjeux sociétaux et de l’absence d'intérêt public à laisser le capitalisme opérer sans régulation dans ce secteur.

D’autant que c’est une « industrie » nécessitant bien moins d’immobilisations financières et d’innovation que l’industrie classique. Obliger les distributeurs à adopter le statut de sociétés à mission, intégrant consommateurs et salariés dans leur gouvernance, serait un signal fort et une orientation claire pour le projet socialiste. Par ailleurs, la GD représentant 70% de la distribution, étendre progressivement Egalim à ce secteur, en commençant à 20%, serait pertinent pour soutenir les productions locales et de qualité.

En complément de l’assurance revenu de la PAC, il y a aussi nécessité de refonder le Fonds des Calamités Agricoles qui est complètement inadapté et n’intègre pas les problématiques de maladies animales alors qu’on voit bien que leur récurrence et leur ampleur sont liées, pas uniquement bien sûr, mais également au changement climatique.

Il faut un système moderne et réactif. Les exploitations agricoles ne peuvent pas attendre des mois que le Ministère monte un dossier, le présente à la Commission, ouvre les dossiers de demande d’indemnisation pour les producteurs, les instruise et finalement indemnise un an après au mieux.

La question de l’autonomie énergétique des exploitations, et plus largement la production d’énergie, doit également être prise en compte :
- Les biocarburants, à faible rendement énergétique, ne devraient pas être étendus au-delà des installations existantes, et l’importation d’huile de palme (30% des appros pour le biodiesel) proscrite. L’autoconsommation et les filières courtes méritent cependant une meilleure reconnaissance.
- L’agrivoltaïsme doit être strictement encadré. Il convient de créer, par département, des structures regroupant agriculteurs et collectivités territoriales, interlocutrices uniques des énergéticiens. Plafonner les revenus des installations à un niveau attractif mais raisonnable, préserver le statut du fermage et redistribuer les bénéfices à tous les agriculteurs du territoire sont des mesures essentielles. Par ailleurs, favoriser le photovoltaïque sur toiture (500 m² par exploitation, représenterait environ 30 TWh) est une piste prometteuse.

Concernant le foncier, une structure financière nationale pourrait coordonner le portage réalisé par les SAFER dans le cadre d’une mission nouvelle, et les autres foncières déjà existantes telles que Terre de liens. Les SAFER devraient aussi pouvoir préempter les parts sociales afin de prioriser les installations agricoles. En complément, la création d’un prêt de carrière garanti à parité par l’État et les banques est une mesure à explorer sérieusement, considérant l’évolution des reprises familiales ou hors cadre familial.
Enfin, instaurer un statut d’exploitation agricole à mission, transposition en agriculture des sociétés à mission, permettrait de reconnaître et d'encourager les démarches moins intensives, tout en facilitant l'association avec des non-agriculteurs dans une gestion territoriale partagée.

La nouvelle génération, celle qui présente son métier sur les réseaux sociaux avec fierté, en quête de reconnaissance et pour montrer combien ils partagent avec leurs concitoyens les mêmes priorités, n’a pas envie de se projeter dans un avenir où leurs propres enfants leur reprocheront d’avoir failli.

Il y a une opportunité pour renouer le dialogue. Ce sont des femmes et des hommes comme les autres et qui ont besoin de s’ancrer dans le réel et de se projeter dans un imaginaire valorisant.


Contributeurs :

Olivier CARBONNIERE (40), Boris VALLAUD (40), Alexandre OUIZILLE (60),

Audrey GATIAN (13), Thomas GODARD (94), Eric SARGIACOMO (40), Malika BONNOT

(69), Caroline RACINE (57), Aline MAURICE (34), Agathe BOURRETERE (40), Rozenn

BONNET (40), Emma PINÇON (31), Philippe QUÉRÉ (95), Alex CHARBONNEL (32),

Nicolas TELLIER (33), Jean Claude MAURIN (26), Gautier PEZY (16), Antoine DALLET

(17), Philippe BLET (62), Nicolas LE VIAVANT (40), Àhmed MIRAOUÎ (62), Titouan MARY

(51), Gwendal MANSO (40), Dominique RAT (40), Damien ROUTA (40), Killian

MONTESQUIEU (75), Damien THOMAS (75), Nicole HOSTIER-GLORIEUX (38), Christian

HUGUIES (40), Thierry JACQUET (69), Jerome GUILLEM (33), Marina PARODI (40),

Benjamin ALLAIX (49), Stéphane GUTHINGER (24), Marie-Pierre DUHA PERRIAT (40),

Yoann GARCIA (33), Lionel OLLIVIER (60), Jennifer BOHRER BARREAU (53), Johanne

HADZLIK (59), Richard MARSAN (40), Jean-Marie DARRICAU (40), Elouan LAHET (40),

Jean-Michel EON (44), Karine GARRALON (40), Timothé LUCIUS (45), Denis BREVET

(40), Nicolas DELAUTRETTE (87), Florence SABARD (75), Johel GREVET (62), Maxime

FLEURY (24), Lucas BERGÉ (58), Elias BENDAOUADJI (57), Didier KAHN (40),

Dominique BOLLIET (69), François-Marie CAILLEAU (29), Yann AUZIAS (69), Alex

9CHARBONNEL (32), Roger GONNET (63), Hans TORVIC LECLERC (18), Robert CABÉ

(40), Bernard BETNA (40), Vincent VAN ACKER (75), Eric QUENARD (51), Emmanuelle

RAMOND (44), Paul COUTARD (75), Victor LE MONIER (21), Jean Marc BILLAC (40),

Romain MIDA (60), Antoine TERRIER (40), Grégoire GOURDON (49), Noé COLLOMB

(69), Justine CHASSEUR (40), Jeanne DALLOT (75), Nicolas DZIEZUK (57), Manon

AUDAP (40), Lucas HAMIDI (62), Théo IBERRAKENE (59), Jean-Pierre TRABESSE (40),

Olivier DUCOURTIEUX (87), Matthias EVANO (75), Rolande CASSAGNEAU (40), Zoé

BOURLON (40), Yann AUZIAS (69), Gaspard FINCK (93), Pierre HADZLIK (59),

Stéphane GEMMANI (38), Stéphane GEMMANI (38), Noé GUIGONET (13), Helene

HOMMERY (22), Quentin LE MENÉ (45), Quentin LATOUR (31), Xavier DEMANGEON (40),

Thomas ROSSET (75)


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