Thème : Technocapitalisme
Le socialisme doit toujours être une force d’affranchissement : autrefois à la religion, ensuite au travail et aujourd’hui à la Machine.
Il fut un temps où l’on rêvait d’arracher l’homme à la mine, aujourd’hui il faudrait l’arracher à son smartphone. Les chaînes ne tintent plus, elles vibrent dans nos poches. Ce n’est plus la force de travail qu’on exploite, mais l’attention et les données. Le technocapitalisme avance sans bruit, juste une lente glissade dans la docilité. Pour que le socialisme ne se limite pas à des théories en retard sur la marche du monde, sortons de la machine et analysons-là.
Le socialisme comme analyse concrète d'une situation concrète
Le socialisme dispose en France de fondations républicaines, en bonne héritière de la Révolution française. Liberté, égalité, fraternité, laïcité, justice sont autant de concepts qui lui sont consubstantiels. Il ne s'agit donc pas seulement d'une doctrine économique ou d'une stratégie électorale, mais d'un humanisme structuré, qui articule l'émancipation individuelle et la justice sociale. Le socialisme, c’est autant la défense de Dreyfus que la lutte pour l’émancipation du prolétariat.
Pour autant, gardons-nous de faire du socialisme un moralisme de gauche, qui limite sa pensée économique à panser les plaies du capitalisme à défaut de penser ce dernier. Il est et doit être une méthode d’analyse des rapports de domination, qui consiste à lire les structures économiques pour comprendre leurs effets sociaux. Comme le disait Lénine du marxisme, il est une "analyse concrète d’une situation concrète".
Cette formule n’est pas un mot d’ordre, mais une exigence : celle de recommencer l’analyse à chaque époque. Car le monde ne cesse de se transformer, et l’exploitation aussi. Les formes d’aliénation du XXe siècle – la pénibilité, l’usine, la chaîne – n’ont pas disparu, mais elles cohabitent avec d’autres formes, plus diffuses, plus insidieuses, que le socialisme doit apprendre à nommer. « « Nommer, c'est dévoiler. Et dévoiler, c'est agir » écrivait Simone de Beauvoir.
Si l’on parle aujourd’hui d’économie numérique, de capitalisme cognitif, de technocapitalisme ou de technoféodalisme, ce n’est pas pour céder à l’air du temps, mais pour révéler les nouvelles chaînes qui lient l’individu au marché. Le progrès technique n’est pas neutre. Il reconfigure les rapports sociaux, déplace les lignes de pouvoir, modifie jusqu’à nos gestes les plus quotidiens, et par conséquent notre psyché.
Le technocapitalisme ou la capture algorithmique du monde
Depuis une dizaine d’années, un nouveau régime d’accumulation a vu le jour. Un capitalisme fondé non plus seulement sur la production de biens ou de services, mais sur la collecte, le traitement et la valorisation de données comportementales à grande échelle. C’est ce que Shoshana Zuboff appelle le "capitalisme de surveillance". Mais ce terme, s’il est juste, reste partiel. Car la surveillance n’est que la condition technique d’un phénomène plus profond : l’emprise de la machine sur l’humain.
Car le technocapitalisme repose sur une triple mutation :
- La dématérialisation des échanges : les plateformes ont remplacé les lieux physiques ; Amazon, les librairies ; Uber, les dépôts de taxis ; Netflix, les salles; Spotify les salles de concert et les disquaires. Le but premier n'est plus de rendre un service, c'est d'orienter un comportement. Pour cela, on déterritorialise les circuits, on dissout les médiations sociales traditionnelles en particulier par l’intelligence artificielle, on oriente les préférences, on remplace les droits par des abonnements.
- La marchandisation de l’intime : les traces que nous laissons – clics, photos, géolocalisation, messages, pas quotidiens – deviennent le carburant d’un marché prédictif. L’âme est devenue un produit. Les données, nouveau pétrole, sont extraites à notre insu et revendues à des annonceurs ou à des États. Le smartphone est à la fois une laisse et une sonde. Nous travaillons et faisons grossir le capital des plateformes à chaque seconde de nos vies.
- L’externalisation de la pensée: les systèmes d’intelligence artificielle délèguent au code la prise de décision. La rationalité ne passe plus par le débat, mais par l’algorithme de recommandation et l’IA générative. La norme n’est plus fixée par la loi, mais par des lignes de code écrites par des firmes privées. Ce glissement du politique vers le technique est au cœur de l’emprise contemporaine.
Ce nouveau capitalisme fabrique un type d’homme nouveau, décrit avec acuité par Éric Sadin dès 2020 : un individu hyperconnecté, mais solitaire ; débordé d’informations, mais dépolitisé ; théoriquement libre, mais soumis à des suggestions constantes. C’est un capitalisme qui ne contraint plus les corps, mais colonise les esprits et les imaginaires en standardisant y compris l’art et la culture.
L’enjeu est aussi géopolitique. Car les outils de cette nouvelle emprise sont, pour l’essentiel, américains. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, OpenAI – plus riches que bien des États – ne sont pas des entreprises comme les autres : ce sont les bras armés d’une puissance aujourd’hui à la main de Donald Trump. Cette allégeance de ces superpuissances économiques montre bien, s’il le fallait, qu’elles sont des ennemis de la liberté, de la France et de l’Europe. Les données de milliards d’individus leur sont livrées. Elles en disposent.
Pour un socialisme à la hauteur du XXIe siècle
Face à cette nouvelle phase du capitalisme, qui colonise jusqu'à l’intime et la psyché des individus, il nous importe, en socialistes, de repenser notre logiciel. Les lignes qui suivent ne prétendent aucunement à l’exhaustivité ; nous proposons quelques pistes de réflexion qui mériteraient d’être approfondies dans un groupe d’études, ou un think tank dédié à ces questions.
- Reconquérir le temps : le technocapitalisme vole notre attention, colonise nos nuits, dévore notre repos. Une politique socialiste contemporaine est une politique du temps libéré : droit à la déconnexion, à l’ennui, à la lenteur. Elle doit défendre un droit au silence, à l’absence, à la non-réponse.
- Instaurer une souveraineté populaire sur la technique : il ne s’agit pas de rejeter la technologie, mais de la dérober des mains du marché. La question n’est pas l’innovation, mais la finalité. Pourquoi cette IA ? Pour qui ? Avec quels effets ? Il faut changer la philosophie politique des choix techniques, les sortir des seuls conseils d’administration. A ce titre, comprendre qu’un algorithme est tout sauf neutre est un premier pas que chacun doit faire.
- Européaniser le numérique : notre civilisation n’est pas occidentale, mais européenne. Nous ne sommes pas le 51ème État américain, et il est temps de créer des géants du numérique européens construits avec notre propre éthique qui ne soit pas exclusivement celle du marché.
- Reconstruire du commun : face au récit individualiste promu par les algorithmes, il faut opposer une vision du monde fondée sur la solidarité, les héritages communs et la transmission, en bref le collectif. Un socialisme contemporain doit se faire aussi récit, poème, horizon. Il doit parler aux affects, pas seulement à la raison.
Le socialisme, pour renaître, ne doit pas rêver d’hier, mais comprendre aujourd’hui. Voir l’empire sous le cloud, la servitude dans le design, la domination dans le confort. Alors, seulement, il pourra retrouver ce qui fit sa grandeur : être le nom politique de la contestation de l’ordre établi.
Contributeurs : Milan Sen, Paul Klotz, Joachim Taieb, Romain Troussel-Lamoureux, Paul Carden, Gautier Pezy