Thème : Réforme des Tutelles
Source : « La France des incapables – 700 000 citoyens sous tutelle ou curatelle », de Linda Bendali et Nathalie Topalov - Le Cherche-Midi- 2005. Extraits remaniés avec des actualisations en 2025.
« Depuis 1968, date de la loi sur la protection juridique, le nombre de mesures a explosé, mais le nombre de postes, lui, a stagné. Il existe moins de 700 juges des Contentieux de la Protection (nouvelle désignation de l’ex. Juge des Tutelles) pour plus de 700 000 dossiers de tutelle et curatelle. En général, la mission tutélaire ne représente qu’une partie des attributions de ces juges (qui traite aussi du surendettement, des expulsions pour loyers impayés, des litiges concernant les baux d’habitation et les crédits à la consommation…) et le temps restant pour les tutelles se réduit à la portion congrue : une matinée à deux jours par semaine, un temps englouti par l’ouverture des mesures.
Afin de statuer, et une fois le dossier d’instruction constitué, le juge doit entendre le majeur, mais ne dispose souvent pas du temps qui serait nécessaire pour cela. Les auditions sont parfois limitées à un quart d’heure, et même, un majeur sur trois n’est pas entendu. Certains juges se contentent d’envoyer un questionnaire par la poste, qui est parfois simplement rempli par un proche, et dont le juge se contente. De nombreuses procédures se déroulent ainsi à l’insu des personnes concernées, qui découvrent l’ordonnance de jugement dans leur boite aux lettres. Certains sont avertis de leur mise sous tutelle par leur banque, qui, désormais, leur refuse tout accès à leurs comptes… Le juge est aussi censé entendre les proches, mais une étude interministérielle a constaté que les auditions familiales n’intervenaient que dans 37% des cas.
Les non-lieux ne sont prononcés que dans 7% des cas.
L’instruction des dossiers achevée, il ne reste guère de temps à consacrer au contrôle des mesures en cours : dix minutes par an et par dossier selon un juge des tutelles, et les demandes d’audition des majeurs et de leurs tuteurs sont parfois refusées.
Par ailleurs, tout tuteur se doit d’adresser chaque année son bilan financier au juge, et les greffiers en chef sont chargés d’examiner les pièces comptables. Or, la plupart s’avouent incompétent, d’une part, et d’autre part, avec l’explosion du nombre de mesures, le contrôle de tous les dossiers est devenu matériellement impossible. Dans certaines juridictions, les comptes ne sont plus vérifiés depuis des années.
Afin de limiter les mises sous tutelles arbitraires, la loi a prévu une expertise médicale obligatoire. Mais l’expertise étant peu rémunérée, aux environs de 192 euros TTC, les parquets peinent à recruter des spécialistes, comme des neurologues ou des gériatres, et beaucoup d’expertises sont bâclées. Le juge peut avoir recours à une deuxième expertise. En cas d’urgence, il peut aussi prononcer une mesure de protection temporaire sur simple certificat médical, la « sauvegarde de justice ». Une enquête peut ensuite être ordonnée. La tâche est déléguée à un mandataire spécial nommé pour trois à six mois, qui peut être un tuteur privé ou employé d’une association. A charge pour lui d’encaisser les revenus et de régler les dépenses courantes du majeur sous sauvegarde, d’effectuer l’inventaire de son patrimoine et de ses dettes, et encore de dresser un bilan de sa situation familiale et sanitaire. Puis de rendre un avis sur la nécessité d’une mesure de protection. Cependant, la loi n’ayant pas prévu de rémunérer le travail du mandataire spécial, le magistrat lui confiera en priorité la future tutelle afin qu’il puisse s’y retrouver financièrement. Ce dernier a donc tout intérêt à ce qu’une mesure de protection soit prononcée. D’où des sauvegardes de justice qui aboutissent quasi automatiquement à l’ouverture d’une curatelle ou d’une tutelle.
La principale association qui gère les mesures de protection est l’Union Nationale des Associations Familiales, l’UNAF. L’UNAF est une confédération d’unions locales, les UDAF. Lesquelles sont présentes dans tous les départements. Près de 100 000 dossiers leur sont confiés, soit un peu plus de la moitié des cas dévolus au secteur associatif. Les UDAF se chargent des personnes à très faibles revenus et sont subventionnées par l’Etat à la différence des tuteurs privés qui se rémunère en piochant directement dans les comptes des protégés. Les UDAF manquent de moyens : les délégués devraient se limiter à une quarantaine de dossiers, et en ont souvent une soixantaine. Ils se contentent le plus souvent de gérer les comptes en banque, sans prendre le temps de rendre visite aux protégés, ni de discuter avec eux pour évaluer leurs besoins ou les aider à reprendre petit à petit leur autonomie. Il existe des disparités importantes entre les départements, et il n’y a pas d’encadrement des pratiques par la loi ou celle-ci n’est pas respectée faute de moyens. Certains tuteurs débordés commettent des erreurs, et certains protégés deviennent plus pauvres qu’ils ne l’étaient avant la mise sous tutelle. Certains sont obligés d’aller quémander des bons alimentaires, car l’UDAF prend du retard dans la délivrance de leur argent. Les sorties du dispositif sont rares.
Hormis les UDAF, 200 autres associations environ gèrent également les tutelles.
Pour des raisons de commodités, la tutelle peut également être confiée à l’hôpital qui soigne le majeur protégé : les personnes séniles, celles qui sont dans le coma ou en état végétatif, ou encore les malades en psychiatrie. La direction de l’établissement choisit, parmi son personnel, le salarié qui fera office de tuteur, et un simple agent administratif peut être désigné : il semble qu’il n’y ait pas ou peu de personnel réellement compétent pour cette tâche, et que de nombreux abus soient commis, par exemple en hôpital gérontologique. Certains appartements sont vendus, et les tuteurs hospitaliers sollicitent les médecins pour rédiger à la hâte des certificats attestant que les malades ne pourront plus jamais rentrer chez eux. Sous la pression des médecins, le préposé à la tutelle peut également imposer aux majeurs des actes médicaux ou des essais thérapeutiques non désirés. Les pouvoirs publics ont ainsi découvert à la fin des années 1990, que 7 établissements de la prestigieuse APHP ont été le théâtre de spoliations et d’irrégularités. Malgré le scandale que cette affaire a déclenché à l’époque, la plupart des directions hospitalières n’ont depuis pas jugées prioritaires de mener des contrôles internes.
« Dans les hôpitaux psychiatriques, témoigne André Bitton, ancien Président du Groupe Information Asile, association qui militait pour informer sur les abus et l’arbitraire en psychiatrie, et aujourd’hui Président du CRPA, Cercle de Réflexion et de Propositions d’Actions sur la Psychiatrie, ce sont souvent les patients sous tutelle qui testent les nouveaux médicaments car on n’a pas à leur demander leur avis ».
Lorsque la famille refuse d’être nommé comme tuteur ou curateur, et que le majeur a des revenus suffisants pour éviter de passer par une association, le juge a la possibilité de faire appel à un gérant privé. Ils sont entre 4 000 et 5 000 en France. L’un d’entre eux, André Boivin, a créé la FNAGTP, Fédération Nationale des Associations de Gérants de Tutelle Privé.
Les gérants privés savent qu’à trop refuser de cas difficiles, ils se mettraient les magistrats à dos. Afin d’éviter de figurer sur la liste noire des tribunaux, ils en viennent, comme les associations, à crouler sous les dossiers, avec le sentiment de ne pas avoir assez de temps à consacrer à tout le monde. On trouve à Paris, comme dans toutes les grandes villes de France, des privés qui gèrent entre soixante-dix et cent cinquante dossiers chacun. Même flanqués d’une ou deux secrétaires, ils ne peuvent guère s’occuper décemment de leurs protégés.
Par ailleurs, il existe une mesure de protection accompagnée d’un travail éducatif, mais l’aide éducative fournie est fort mince, car, surchargés de dossiers, de nombreux tuteurs ne peuvent aider véritablement les majeurs à redevenir autonomes. Une loi de 2007 a confié les cas des personnes démunies non handicapés mentales ou psychiques aux départements.
D’une manière générale, il convient de souligner et d’insister sur le fait qu’une grande partie des mises sous tutelle surviennent en raison de la faiblesse des minimas sociaux qui rendent leur budget ingérable pour de nombreuses personnes.
De nombreux protégés se sont vus dépouillés de leurs biens par des gérants escrocs. Or, les parquets sont censés contrôler la liste de leurs gérants agréés une fois par an, ce qui est rarement fait. Les conflits d’intérêt ne sont ainsi pas toujours évités : dans leur vie parallèle, certains tuteurs sont courtiers en assurances, notaires ou agents immobiliers. Les enquêtes de moralité sont peu approfondies.
Il faut désormais être titulaire d’un diplôme bac + 2 ou d’une équivalence et suivre une formation ad-hoc. Il faut aussi avoir une expérience professionnelle d’une durée minimum.
Les associations tutélaires réalisent aussi d’énormes profits sur le dos des adultes sous tutelle.
Contributrice : CORINNE HARLAND, MEMBRE DE LA COMMISSION NATIONALE HANDICAP