Crise de l’ordre monétaire international : l’Europe à la croisée des chemins


Thème : Monnaie Economie Finances


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L’histoire ne suit jamais de ligne droite. Elle avance par à-coups, par crises et par ruptures. Depuis 1945, l’ordre économique mondial s’est bâti sur des principes qui, bien que contestés, n’avaient jamais été sérieusement remis en cause. Aujourd’hui, ce socle vacille. Non pas à cause d’un choc brutal, mais par l’usure lente d’un système fondé sur une inégalité fondamentale : la domination du dollar comme monnaie d’échange internationale et, par extension, la capacité des États-Unis à financer sans contrainte leur puissance.

Si cette situation a longtemps été tolérée, voire encouragée par les alliés de Washington, elle est désormais une source d’instabilité majeure. L’Europe, qui a trop longtemps vécu sous l’ombrelle sécuritaire américaine, se trouve aujourd’hui face à une équation insoluble : comment assurer sa propre autonomie stratégique sans disposer des moyens financiers équivalents à ceux des États-Unis? 

Comment prétendre à l’indépendance quand le cadre budgétaire qui nous régit nous condamne à la modestie quand d’autres s’autorisent la démesure ?

 

Le privilège du dollar : un impératif de remise en cause

Les accords de Bretton Woods ont consacré la suprématie américaine, mais c’est la rupture unilatérale de la convertibilité du dollar en or en 1971 qui a véritablement marqué le début d’une domination monétaire totale. Depuis cette date, le dollar n’est plus adossé à une valeur tangible, mais à la seule confiance du monde dans la solidité de l’économie américaine. Ce privilège a permis aux États-Unis de financer sans limite leurs interventions militaires, d’imposer leurs normes économiques et de maintenir un niveau d’endettement que d’autres nations ne pourraient se permettre sans déclencher une crise financière.

Le problème est que ce modèle est devenu un facteur de distorsion insoutenable dans un monde où de nouvelles puissances émergent. La montée en puissance des BRICS, en particulier la Chine, et les tentatives de ces derniers pour créer des alternatives au dollar – comme une monnaie d’échange internationale adossée à un panier de devises – sont des signes avant-coureurs d’un basculement. Le monde post-américain ne sera pas seulement multipolaire, il sera aussi marqué par une fragmentation des circuits financiers, où l’Europe devra choisir son camp.

 

L’Europe et la question budgétaire : entre rigueur et réalisme

Dans ce contexte, les discours sur l’austérité et la limitation des dépenses publiques deviennent des anachronismes dangereux. La question posée à l’Europe n’est plus de savoir comment optimiser ses budgets, mais comment retrouver une capacité d’action souveraine face à des adversaires – et parfois des alliés – qui ne s’imposent pas les mêmes contraintes.

Emmanuel Macron, dans sa prestation du 5 mars 2025, a laissé entendre que les marges de manœuvre budgétaires de la France étaient limitées et qu’il faudrait sans doute faire des choix douloureux, notamment en matière de services publics. Mais cette vision est en décalage avec les évolutions stratégiques en cours. L’Allemagne elle-même, longtemps championne de la discipline budgétaire, amorce un tournant décisif.

Berlin tourne désormais le dos à la rigueur constitutionnalisée du « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), inscrit dans la Loi fondamentale depuis 2009. Ce geste est plus qu’un ajustement conjoncturel : il marque une rupture avec un dogme budgétaire qui a structuré non seulement la politique économique allemande, mais aussi l’architecture de la zone euro. En renonçant, fût-ce partiellement, à cette règle sacrée, l’Allemagne envoie un signal politique clair : la priorité n’est plus la discipline comptable, mais la capacité d’investissement et de projection de puissance.

C’est un événement considérable. Car cette règle d’or budgétaire, reprise à l’échelle européenne dans les traités successifs, notamment dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de 2012, trouve ses racines dans le Traité de Lisbonne de 2007. Celui-là même qui a recyclé le contenu du Traité constitutionnel européen rejeté en 2005 par plusieurs peuples d’Europe – au premier rang desquels les Français et les Néerlandais. La rupture allemande actualise, de manière silencieuse mais radicale, ce que les urnes avaient exprimé avec fracas il y a vingt ans : une remise en cause de l’un des fondements idéologiques du néolibéralisme européen.

 

Vers une souveraineté budgétaire européenne ?

Pourquoi l’Europe continuerait-elle à se contraindre à des règles d’un autre temps, alors que ses concurrents – qu’il s’agisse des États-Unis ou de la Chine – s’en affranchissent systématiquement ? Si nous devons bâtir une Europe de la puissance, cela ne pourra se faire avec les vieilles recettes. Il est temps d’adopter une politique d’endettement stratégique, qui ne soit pas simplement un fardeau comptable, mais un levier de souveraineté.

Le véritable enjeu à moyen terme est donc la place de l’euro et la capacité de l’Europe à s’émanciper du système actuel. 

Plusieurs pistes existent :

  1. Renforcer l’internationalisation de l’euro : Aujourd’hui, l’euro reste une monnaie secondaire dans les échanges mondiaux. Si l’Europe veut peser, elle doit encourager son utilisation comme monnaie de réserve et de transaction, en particulier dans ses échanges avec l’Afrique et l’Asie.
  2. Développer une politique monétaire commune plus offensive : La Banque centrale européenne (BCE) fonctionne encore selon des dogmes hérités des années 1990. Il est urgent de réviser son mandat pour lui permettre d’agir en faveur d’une autonomie stratégique européenne.
  3. Explorer de nouvelles alliances monétaires : À l’heure où les BRICS cherchent des alternatives au dollar, l’Europe pourrait jouer un rôle de médiateur en proposant un système de compensation monétaire qui réduirait la dépendance au billet vert. C’était d’ailleurs une des voies inexplorées en 1944 puisque John Maynard Keynes avait proposé une modalité originale de monnaie mondiale garantissant la croissance équilibrée du Monde.

 

Ces pistes nécessitent une volonté politique forte et une rupture avec les schémas traditionnels qui ont guidé la construction européenne. Mais elles sont le seul moyen d’éviter que l’Europe ne devienne un simple spectateur des évolutions mondiales.

 

Conclusion : l’heure du choix

Nous sommes à un moment décisif. La question n’est plus de savoir si l’ordre issu de la Seconde Guerre mondiale est en train de s’effriter – c’est un fait. La véritable interrogation est de savoir si l’Europe saura s’adapter à cette nouvelle donne ou si elle continuera à se débattre dans des règles qu’elle est la seule à respecter.

L’enjeu est autant économique que géopolitique. Une Europe qui refuse de revoir ses dogmes budgétaires, qui persiste à limiter son endettement quand d’autres l’utilisent comme un levier de puissance, est une Europe condamnée à la subordination. Il ne s’agit pas seulement de dépenses ou de déficits, mais de notre capacité à exister dans un monde où la force, qu’elle soit militaire, économique ou monétaire, est redevenue le critère essentiel des relations internationales.

L’Allemagne montre la voie d’un réalisme budgétaire nouveau. Il appartient désormais à la France et à l’Europe de suivre ce chemin, non par suivisme, mais pour affirmer à leur tour que la souveraineté commence là où l’on reprend la maîtrise de ses choix. Le débat est ouvert. La responsabilité des socialistes est cruciale dans cette bataille. Nous avons été nombreuses et nombreux à dénoncer cette situation déséquilibrée, à plusieurs reprises. Nous avons une légitimité à porter, en France comme en Europe, une voie nouvelle qui permette de sortir du libéralisme. 

La question monétaire est la clé de voûte de cette transition.

L’histoire jugera si nous avons su comprendre l’urgence du moment.


Contributeurs : Roberto ROMERO Conseiller Régional d'Ile de France Hauts de Seine, Pascal CHERKI Ancien Député ancien Maire Paris 14e, Stéphane DELPEYRAT maire de Saint Médard en Salles (33)


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