Démocratie interne


Thème : Réflexion militante


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Les années passent, les congrès passent, et la « refondation du projet socialiste » n’en finit pas d’alimenter nos réflexions pour finir par reproduire invariablement les mêmes éléments de langages. Mais, les « il faut », « pour », « contre » et autres « au cœur de nos préoccupations » sont aujourd’hui entendus comme des poncifs par une opinion qui, comme hélas partout ailleurs, ouvre désormais sans complexe la fenêtre d’Overton sur des thématiques ouvertement antirépublicaines. En 2020 déjà, Jean-François Debat, du bureau national, introduisait sa contribution « Revoir notre rapport à la croissance » en ces termes : « puisque nos valeurs de gauche restent inchangées, quelles sont les nouveaux combats communs à mener pour les faire vivre au XXIème siècle ? ». L’approche même fournit peut-être une piste d’explication à l’impasse conceptuelle qui paralyse nos débats. Nos valeurs de gauche restent inchangées, cela est certain. Mais si elles ne sont pas la cause directe de notre perte d’audience, peut-être convient-il alors d’interroger le rapport que nous entretenons avec elles dans nos pratiques.

Le simple fait d’adjoindre un pronom possessif à « valeurs » témoignent qu’elles ne sont pas universelles. Ce sont les nôtres et, par voie de conséquence logique, pas celles des personnes à qui nous nous adressons. Notre charte ne dit pas autre chose en soulignant qu’elles « donnent un sens à nos vies ». Nos valeurs sont ce qui nous lie, ce qui définit nos combats et notre identité singulière face à d’autres citoyens qui, eux, portent peut-être d’autres valeurs. Or, à défaut de pouvoir leur exposer un cap politique cohérent avec notre époque, nos militants en sont réduits à promouvoir nos valeurs à des interlocuteurs qui, s’ils les avaient partagées, n’auraient pas attendu nos professions de foi pour nous rejoindre ou, à minima, se signaleraient par un vote déjà acquis. Ce faisant, nous ne leur parlons en fait que de nous-même, et de rien d’autre, alimentant ainsi le sentiment d’un « entre-soi » qui colle à notre image.

Ce défaut originel n’est pas sans conséquence sur le déroulement de nos réunions qui s’en trouvent minées par la pensée de groupe. Ce biais cognitif classique est pourtant bien connu pour affecter la prise de décision au sein d’un groupe – d’autant plus s’il est lié par des valeurs fortes – en l’amenant à conférer plus de poids au désir de cohésion qu’à l’examen critique. Les périodes particulières de congrès ne doivent pas nous leurrer : les motions, toutes déclinées sur nos valeurs et principes communs, ne révèlent pas de réels dissensus. Mais dissensus n’est pas nécessairement dissonance ! Les dissensus constructifs permettent au contraire d’éclairer les enjeux. Ils partent toujours de questionnements, comme ceux que doivent nous inspirer les critiques venues de l’extérieur, et permettent d’élaborer des vrais consensus, loin des « pseudo-consensus » dont le risque (là aussi largement documenté) est entre autres de mener à l’entre-soi déjà cité. Mais ce n’est pas la seule conséquence. Plus préoccupant encore, ils sont cause d’une insatisfaction chronique pouvant conduire certains de nos camarades à bouder les réunions (cf. paradoxe d’Abilene), aggravant ainsi la désertification de la parole militante dans l’espace public.

Si le phénomène des « pseudo-consensus » est déjà objet d’études, peut-être devrions- nous réfléchir aussi à la démarche qu’on pourrait qualifier de "pseudo-ascendante" observable lors des consultations de la base pour synthétiser nos textes d’orientations et autres conventions. Car si un appel du national à la participation est certes propice à dynamiser cette dernière, la pensée de groupe n’en demeure pas moins active, d’autant plus si elle est contrainte par un cadre conceptuel déjà bien fourni et qui contribue à paralyser « l’inventivité » réclamée à deux reprises par la Charte ; d’autant plus encore que d’autres biais tout aussi regrettables sont aussi perceptibles à ces occasions comme le « biais de confirmation », ou encore « l’inertie active » qui incite à persister dans des lectures datées face aux inconnues d’un environnement qui entre-temps a changé. Dans ces conditions, il apparaît difficile de donner suite au préambule de la Charte qui nous invite à « reformuler notre conception du progrès » face aux « bouleversements à l’œuvre dans le monde », ou même simplement de ne pas faire « l’impasse sur la réalité ». La parole de la base ainsi contrainte et orientée peut dès lors apparaître davantage comme un alibi que comme une réelle voix démocratique.

Mais parmi ces conséquences, la plus dommageable est sans doute celle de nous voiler tout éclairage sur les « combats à mener » que nous appelons de nos vœux depuis des années. Car le conformisme annule aussi tout le bénéfice potentiel de la verticalité d’une structure pyramidale démocratique comme la nôtre. Ce qui ferait sa grande force, dans l’idéal, serait qu’une remarque pertinente – ne serait-ce qu’une seule – émise de la base au sommet puisse, après validation, arroser en retour toute la base. Mais cela ne peut pas arriver dans notre fonctionnement actuel. Un exemple parmi d’autres illustre cette lacune. Olivier Faure a rapporté en novembre 2023, lors de la présentation de son essai « Le capital républicain », l’anecdote suivante : interpellé par une sympathisante dithyrambique à l’endroit du PS pour ses combats sociétaux passés, notre premier secrétaire s’attendait à la voir voter pour nous. Celle-ci le détrompa à sa grande surprise, arguant que ces combats étaient passés qu’il n’y aurait plus rien à attendre de nous.

Suite à cela, nous avons été invités à « irriguer le débat public » de nouvelles propositions pour montrer que nous étions toujours à la pointe des combats sociétaux. Sans arbitrer la pertinence de cet appel, la question qui s’impose ici est la suivante : sur les quelques quarante mille voix revendiquées à ce jour par le parti, y en a-t-il eu une seule – rien qu’une ! – pour suggérer une autre interprétation possible ? Car, somme toute, la réaction de cette dame n’apparaît guère logique. Si c’était pour parvenir à cette conclusion, on peut imaginer qu’elle aurait plutôt botté en touche, voire ignoré simplement notre premier secrétaire. Se pourrait-il qu’elle ait plutôt voulu dire : « à l’heure des grands combats sociétaux, vous avez fait le job. Mais maintenant vous êtes attendus ailleurs, et là, nous ne vous y voyons pas ! » ? Dans cette hypothèse, pour le moins, la directive nationale eut été très différente ! Nous ne pouvons pas tout attendre de nos dirigeants concentrés sur d’autres problématiques. La base est, par définition, la plus proche du terrain et surtout, elle a pour elle le nombre. Comment confronter nos valeurs à l’opinion sans faire remonter ses objections ? Renoncer à cette force au profit d’un conformisme improductif est de loin notre plus grande faiblesse.

Si nous sommes attendus sur un autre terrain, quel pourrait-il être ? Ouvrons simplement nos oreilles ! Écoutons autour de nous ! On ne compte plus les plateaux télévisés où on désespère d’entendre de notre part « un grand dessein » ! On ne compte plus les éditoriaux qui nous accusent de passer « à côté du moment historique dans lequel nous nous trouvons » ou nous reprochent l’absence d’une « assise intellectuelle et politique crédible » ! Nous sommes assez lucides pour reconnaître dans notre Charte que nous affrontons un « changement de monde », un « point de non-retour écologique », un « défi de civilisation », mais, une fois cela dit, quelle vision de l’avenir dégageons-nous ? Dans sa chronique au Monde, Thomas Piketty écrivait en juillet 2024 : « Il est temps que la gauche se remette à décrire le système économique alternatif auquel elle aspire ». Plus que temps en effet !

Nous ne parlons que de mesures de justice sociale – nécessaires au demeurant – « financés » selon le cas par la taxation, la réaffectation de crédits ou par l’emprunt. Mais si la cause est juste, les moyens posent problème. Car, dans le même temps, que disons-nous de la viabilité des ressources liées à la production de ces richesses à redistribuer, en contradiction avec l’urgence climatique qui impose au contraire de les réduire ? Nous voulons lutter contre l’obsolescence programmée, mais comment maintenons-nous l’efficience économique de l’outil de production ? Comment résolvons-nous la contradiction entre un productivisme à réduire et un besoin de croissance pour financer la politique sociale ? Les électeurs eux-mêmes sont plus lucides. Il y a à peine dix ans, il accueillaient avec satisfaction toute augmentation du smic. Aujourd’hui, ils répondent désabusés : « c’est bien, au moins jusqu’à ce que l’inflation l’ait annulée ». Alors quel modèle économique alternatif proposons-nous !?

C’est là que notre pyramide démocratique apparaît en panne dans les deux sens. Car si l’information pertinente ne remonte pas du bas, le sens inverse n’est pas plus productif. Pour pouvoir déployer quelque « irrigation » avec efficience, encore faut-il au préalable la recevoir d’autorités plus qualifiées que nous. Où sont les « think tank » de gauche et autres « laboratoires d’idées » ? Où sont les économistes, atterrés ou non, prêts à nous décrire le système économique à venir ou à minima ouvrir des pistes ? Doit-on les tenir pour responsables de ne pas nous éclairer utilement ? Ou bien est-ce nous qui ne savons pas leur demander ce que nous attendons de leurs lumières ? Il ne suffit pas de dire, comme on a pu le lire, qu’il faudra « produire, se déplacer ou vivre autrement » ! Ça, les électeurs ne nous ont pas attendus pour le savoir ! Ce qu’ils désespèrent d’entendre de notre part, c’est comment !?

La gauche ne manque pas d’esprits pénétrants pour établir des constats. Mais elle peine à produire des réponses crédibles. Un exemple nous en a été donné par une récente vidéo publiée sur la chaîne de Pierre Jouvet et dans laquelle Rafael Glucksman, invité sur le plateau, nous a livré un contraste particulièrement saisissant. Il a commencé par analyser lucidement la victoire de Trump par sa capacité à conjuguer une « projection dans l’avenir », là où nous nous limitons à une simple « posture normative ». Plus loin pourtant, après avoir dénoncé « l’hésitation des dirigeants » ou le « manque de courage politique », il n’avance pour « seule réponse possible » que les « instruments légaux disponibles », autrement dit cette même réponse normative dont il avait préalablement souligné l’inefficacité face à des leaders populistes qui affirment prendre le problème à bras le corps. Mais alors, s’il n’y a « pas d’autre réponse possible » que cette « réponse normative » inefficace, faut-il l’entendre comme une concession de défaite !? Ou bien le « courage politique » ne commence-t-il pas par savoir énoncer un cap politique à la hauteur du bouleversement historique sans précédent de notre société, que tous voient avec appréhension s’opérer sous leurs yeux, sans rien entendre de nous sur ce point ?

Déclamer en boucle des constats sociaux que tous connaissent déjà ne nous rend pas sympathiques. Cela nous rend inaudibles ! Nous savons – comme tout le monde ! – qu’une partie des solutions se situe au niveau européen. Nous savons – comme tout le monde ! – que la convergence sociale européenne reste aléatoire pendant que l’Union, minée par les lobbies, peine à s’élever au-delà d’un grand marché. Mais ce que personne ne sait, c’est ce que nous ferions, une fois cela dit, en dehors de simples « postures normatives » et autres emphases rhétoriques ? Quel plan opérationnel ? Certes, le consensus européen pour une intégration plus poussée est loin d’être acquis. Mais alors quelle approche proposons-nous pour aplanir les difficultés et dégager l’intérêt partagé par les populations des pays de l’Union ? Ces réflexions – si elles existent – intègrent- elles, par exemple, que la France fait partie d’un groupe européen, le groupe « Euromed » composé de neuf états, et qui vise entre autres à "faire entendre parmi d'autres, la voix singulière des pays du sud de l'Europe". Levier d’action possible ?

Voilà ce qu’à – peut-être – voulu souligner la sympathisante citée par Olivier Faure : la gauche du XXe siècle a su faire son job ; celle du XXIe saura-t-elle en faire autant, confrontée à ses propres défis, dès qu’elle saura dépasser sa propension à rappeler en boucle les combats de ses prédécesseurs et ses valeurs que personne n’ignore ?

De quoi avons-nous besoin ? D’abord de pistes pour éclairer un avenir incertain, à minima lever des coins de voile à l’attention de notre électorat. Pour ne citer qu’un seul indicateur, là encore parmi d’autres, nous produisons des déchets qui, jusqu’aux années 1950, ne représentaient presque rien par rapport à la biomasse terrestre. Aujourd’hui, ils pèsent déjà plus lourd que l’ensemble de cette dernière et devraient encore tripler d’ici à 2040 ! Pendant ce temps, les ressources mondiales disparaissent inexorablement. L'épuisement du tantale (nécessaire à la fabrication des smartphones et des ordinateurs) est annoncée pour 2038, celle du cuivre pour 2039, celle de l’uranium pour 2040, celle du pétrole pour 2050 (contesté), pour ne citer que celles-là. Ces ressources nous seront alors d’autant plus âprement disputées par des superpuissances continentales ouvertement hostiles et qui travaillent dès aujourd’hui à se partager le monde sans nous.

Nous avons aussi besoin d’aide pour apprendre à dynamiser nos réunions. Les pistes de lutte contre la pensée de groupe ne manquent pas. Elle pourrait, utilement, faire l’objet d’une directive nationale qui permettrait à nos militants de surmonter la crainte du dissensus, justement par souci consensuel de se conformer à cette directive. Elle pourrait les inviter à s’ouvrir à toutes les pensées, à une vigilance accrue envers les signaux et alertes à faire remonter, ou encore à l’usage de techniques éprouvées comme la désignation à chaque réunion d’un « avocat du diable » chargé de contrer méthodiquement la parole du groupe, afin de le garder de potentielles objections à côté desquelles il pourrait passer.

La première valeur à laquelle nous identifie l’opinion, c’est la transformation sociale. Mais cette transformation s’opère aujourd’hui malgré nous sous nos yeux, à une échelle inédite dans l’histoire ! Nous savons le dire, mais nous n’ouvrons aucune piste. Alors, de deux choses l’une, soit nous nous complaisons dans notre histoire et nous avons alors vocation à la quitter, soit nous savons mériter l’exemple de nos illustres anciens, en répondant à notre tour aux enjeux inédits de notre siècle, et ce n’est qu’alors que nous retrouverons la confiance de l’opinion indispensable pour faire vivre nos valeurs.


Contributeur : Paul VICICH, section des Pays d’Orange (84), ancien conseiller municipal de Camaret-sur-Aigues (84)


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