Thème : IA
L’UE et les organisations internationales établissent un ensemble de réglementations dans le numérique et, en particulier, pour traiter les risques liés à l’IA. Le modèle de gouvernance de l’UE est de garantir le respect des droits des citoyens, alors que celui des États-Unis et de la Chine privilégie la collecte de données pour le premier et leur contrôle pour le second. Cette prise en compte de l’importance de la régulation se traduit par la rapidité avec laquelle les législations ont été appliquées dans ce domaine au sein de l’UE.
L’Europe face au dilemme : encadrer sans freiner l’innovation
La stratégie pour un marché numérique unique a été approuvée par la Commission européenne en mai 2015, le principal objectif étant d’améliorer l’intégration de l’UE dans un marché fragmenté pour concurrencer la domination américaine. Plusieurs textes législatifs ont été promulgués dans le cadre de cette stratégie. Par exemple, l'UE adopte la loi sur la solidarité cybernétique (CSA) afin de renforcer la coopération dans le domaine de la cybersécurité. Puis, le DSA impose aux plateformes en ligne la nécessité de supprimer des contenus illégaux et la mise en œuvre des mesures de transparence algorithmique ; le DMA rationalise les activités économiques des plateformes afin de limiter les risques d'abus de marchés dominants par les grandes entreprises du numérique. Par ailleurs, l’UE approuve la Critical Raw Materials Act (CRM Act) pour renforcer son autonomie technologique. Ce règlement garantit aux pays de l’UE un approvisionnement en matériaux jugés critiques, indispensables pour la fabrication des puces électroniques. Voici quelques exemples de régulations.
En 2024, le débat pour réglementer l’usage de l'IA divise au sein de l’UE. Une étude montre que les coûts d'application de l’AI Act sont de l'ordre de 31 milliards d'euros. Il est probable, selon certains experts, que cela décourage les investissements, ce qui pourrait désavantager les entreprises de l’Union européenne compte tenu de la tendance mondiale à la dérégulation.
L’UE fait figure de pionnière dans la réglementation du numérique. Si cet avantage favorise des partenariats hors UE dans le domaine de la cybersécurité et la protection des données personnelles, l’UE n’a toujours pas trouvé l’équilibre entre la sécurité des utilisateurs et la stimulation de l’innovation.
Puissance technologique : une autonomie encore à conquérir pour l’Europe ?
L’UE n’a pas réussi à faire dans le numérique ce qu’elle a pu réaliser dans le secteur de l’aviation avec Airbus et dans le domaine aérospatial avec Ariane, alors que le continent dispose de nombreux atouts pour y parvenir. Malgré un niveau élevé dans la recherche scientifique publique, elle éprouve des difficultés dans son application dans le domaine industriel.
L’UE ne dispose toujours pas d’un cloud souverain, et Gaïa-X, lancée en 2020, qui visait à construire une « infrastructure européenne du cloud » pour remplacer Microsoft, Google et Amazon (les trois détiennent 69 % du marché européen du cloud), s’avère en décalage avec les objectifs initiaux. Dans les faits, les entreprises américaines sont associées au projet.
Un autre défi concerne les semi-conducteurs, c’est-à-dire les puces électroniques. L'UE a approuvé la législation sur le Chips Act en 2023, qui vise à augmenter la production de l'UE en semi-conducteurs. Le Chips Act alloue 43 milliards d'euros de financements publics et privés (versus 327 mds de dollars pour les États-Unis et 136 pour la Chine), ce qui représente environ 10 % de la production mondiale, avec pour objectif d'atteindre 20 % d'ici 2030.
Pour ce qui est des ordinateurs quantiques, les investissements publics de l’UE sont conséquents, ce qui n’est pas le cas pour les investissements privés à comparer aux capitaux engagés par les États-Unis. Cela limite le développement entrepreneurial au sein de l'UE, malgré l'initiative Quantum flagship, lancée en 2018 avec un budget d’1 milliard d’euros. Cette disposition encourage la construction d’un réseau de chercheurs, d’entreprises et d’industriels pour soutenir l'innovation dans le domaine, mais les pays continuent de travailler de manière autonome. De même, l'UE a autant d'universités de pointe que les États-Unis dans le quantique, mais elle ne parvient pas à encourager ses diplômés à travailler dans le privé.
Les systèmes d’IA dépendent de la manière dont les données sont gérées, traitées et des capacités de calcul. Par conséquent, les infrastructures telles que le cloud computing, les microprocesseurs et les ordinateurs quantiques sont des technologies de pointe étroitement liées à l’IA.
IA et géopolitique : une place encore à affirmer pour l’UE face aux États-Unis et à la Chine ?
Sur le plan géopolitique, la course à l'IA peut être comparée à la course pour l'espace ou l'armement nucléaire. La différence est que l'IA est transversale et pourrait être intégrée à tous les domaines : militaires, économiques, industriels, scientifiques et bien plus encore.
De nouveaux rapports de force internationaux naissent de la maîtrise de l’IA et de la position de force de grandes firmes. Dans ce cadre, plusieurs aspects entrent en jeu. Ils sont économiques, informationnels, sécuritaires et relèvent également de la défense nationale.
Sur le plan économique, les États-Unis et la Chine sont au centre de ces transformations. Les grandes entreprises technologiques, qu’elles soient américaines ou chinoises, contrôlent une part significative des données mondiales. Elles ont investi dans des data centers, des réseaux de télécommunication, des plateformes de cloud computing. Le problème réside dans l'apprentissage profond (Deep learning), une composante clé de l'IA, qui nécessite d'immenses bases de données. Si les Européens possèdent une part de ces données, la plupart d’entre elles se trouvent entre les mains des Américains et des Chinois. Aux États-Unis, l'IA est entraînée sur des masses de données en anglais, alors que la Chine utilise des données en langue chinoise : cette dichotomie crée des blocs technologiques distincts, dans lesquels chacun cherche à dominer l'écosystème mondial de l'IA. En ce qui concerne les logiciels, la dépendance de l’UE des services numériques d’origine américaine pose un vrai défi et la liste est longue. Cela est même dramatique pour les pays de l’UE qui ont acheté des systèmes sophistiqués comme l’avion F35. L’appareil ne fonctionne en réalité qu’avec l’accord tacite des États-Unis, qui peuvent en prendre le contrôle. On ne peut pas s’en détacher du jour au lendemain, mais l’UE doit trouver une solution pour garantir son autonomie.
Cette rivalité ne se limite pas aux aspects économiques, elle est aussi informationnelle et sécuritaire ; jusqu’à s'étendre aux domaines qui relèvent de la sécurité nationale. D’une part, les réseaux sociaux transforment la manière dont l'information se diffuse. La manipulation des opinions publiques à travers ces réseaux a des implications géopolitiques profondes. Les États comme les acteurs non étatiques utilisent ces outils et l’IA pour influencer les systèmes politiques dans d'autres pays, ce qui peut déstabiliser des régimes ou des alliances. D’autre part, la collecte massive de données par les gouvernements et les entreprises privées soulève des inquiétudes en matière de sécurité nationale.
La révolution de l’IA est une révolution géopolitique. Elle risque de ralentir la globalisation au profit d'une régionalisation des échanges internationaux (commerciaux, technologiques, humains). Cette tentation de ralentissement de la globalisation par les Américains et de la défense des intérêts américains ne date pas de Trump, mais elle paraît renforcée depuis la présidence Trump. L'Amérique défend ses intérêts stratégiques, particulièrement dans l'IA, où elle est talonnée par la Chine. De son côté, la Chine cherche à réduire sa dépendance aux technologies américaines et à devenir un leader mondial dans l’IA. On peut pronostiquer que la combinaison entre le protectionnisme américain et la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine qui
va s’ensuivre débouchera sur une régionalisation accrue. Dans ce contexte, l'UE n’a pas la capacité de concurrencer les États-Unis et la Chine dans l’IA. D’abord, la multiplication de la régulation bride l’innovation, même si la réglementation est nécessaire. Ensuite, l’UE manque de moyens ; elle n'a pas créé de cloud européen. Elle n'a pas non plus de grandes entreprises européennes capables de rivaliser avec OpenAI, par exemple. Enfin, les gouvernements européens sont très divisés sur leurs futures relations avec les États-Unis de Trump.
Au sein de cette révolution géopolitique de l’IA, l’IA à usage militaire pose plusieurs défis pour les États (éthiques dans le respect du droit international, de souveraineté dans le contrôle des technologies, stratégiques du point de vue de l’escalade militaire, opérationnels en ce qui concerne le piratage). À ce jour, il n’existe aucune régulation internationale spécifique et universellement adoptée, par exemple pour les "robots tueurs", ou les systèmes d’armes létales autonomes capables de sélectionner et d’attaquer des cibles sans intervention humaine directe.
La probabilité de développement de régulations internationales contraignantes dans l’IA allant au-delà de déclarations de principe demeure faible (entre 2016 et 2019, plus de 70 chartes). Le domaine de l’IA représente l’un de ceux où la régulation publique peine à appréhender les profondes transformations induites par l’IA dans tous les secteurs. Trois caractéristiques de l’IA rendent sa régulation peu réalisable : d’abord, les progrès permanents de l’IA demanderaient des ajustements réglementaires permanents. Ensuite, dans un domaine si central dans les rapports de forces géopolitiques sino-américains, comment espérer une régulation publique internationale ? L’IA est perçue comme un levier stratégique pour la domination économique, militaire et technologique mondiale. D’une part, la Chine et la Russie privilégient leur propre cadre étatique qui n’est pas aligné sur les cadres éthiques internationaux ; d’autre part, aux États-Unis, le développement de l’IA est porté par les géants de la technologie (Google, OpenAI), qui ne partagent pas les mêmes cadres éthiques internationaux. Enfin, comment mettre sur pied une régulation crédible quand tant de firmes privées – y compris celles qui se prétendent favorables à une telle régulation – dominent la stratégie algorithmique [Beckouche, 2025].
Quatrième révolution industrielle : une charte socialiste portée par le PS pour le PSE
Dans ce contexte, le PS devrait prendre l’initiative d’une charte pour le PSE structurée autour de six piliers.
A- Pour renforcer le pouvoir collectif des mouvements progressistes
Proposition 1 : Investir les outils numériques au niveau du PSE et de ses membres afin de contrer les récits de l’international réactionnaire ;
Proposition 2 : Renforcer le pouvoir collectif des mouvements progressistes en proposant des approches coordonnées et transfrontalières afin d’accroître la visibilité et le plaidoyer pour des solutions progressistes sur la scène internationale ;
B- Pour affirmer la nécessité d’une UE stratège sur le plan industriel et académique
Proposition 3 : Promouvoir la coordination industrielle et le partage des données afin d’accélérer l’intégration de l’IA dans l’industrie européenne ;
Proposition 4 : Créer un « Airbus de l’IA » via des partenariats public-privé en fusionnant les efforts de startups (ex. Mistral AI) avec des géants technologiques européens ;
Proposition 5 : Adopter des politiques transversales (innovations, compétences, financements) au niveau européen tout en abordant la question de la propriété intellectuelle et de la nécessité d’une stratégie de protection des brevets européens à la hauteur du MIT. À cet effet, nous appelons au développement d’institutions universitaires européennes de pointe et à la mutualisation de la R&D publique.
Proposition 6 : Augmenter le budget d’Horizon Europe dédié à l’IA générative (programme- cadre de recherche et d’innovation de l’UE actuellement de 95,5 milliards € pour 2021-2027, dont une partie pour le numérique) en finançant des projets comme ceux de Mistral AI ou DeepMind européen.
C- Pour approfondir l’intégration au-delà de la conduite de projets industriels
Proposition 7 : Créer un véritable marché unique et un début d’union fiscale et budgétaire ; développer l’union des marchés des capitaux et utiliser de l’emprunt commun aux États membres pour des projets collectifs et ciblés (infrastructures, spatial, R&D et défense…) ;
D- Pour développer une stratégie économique extérieure dans le numérique au-delà du marché commun
Proposition 8 : Permettre l’autonomie et le contrôle des chaînes d’apprivoisement afin d’assurer la sécurité du continent en matière de ressources critiques. Dans ce cadre, nous recommandons
l’amélioration de l’initiative Global Gateway, lancée en 2021 pour faire face aux nouvelles routes de la soie chinoises sur les questions numériques. Nous suggérons, ainsi, qu’elle se concentre sur les besoins stratégiques de l’UE et le développement des politiques communes avec d’autres acheteurs de pays alignés sur ses intérêts ;
Proposition 9 : Limiter la dépendance des organisations d’importance vitale (OIV) aux technologies numériques par rapport à un seul pays, en l’occurrence les États-Unis ou la Chine, au niveau des applications indispensables aux activités des OIV. L’utilisation des logiciels open source dont le code est accessible et modifiable permet aux OIV de réduire leur dépendance à des fournisseurs étrangers grâce à une solution européenne en réserve. Cette vision nécessite des investissements dans les technologies et dans les compétences pour la gestion des systèmes.
E- Pour promouvoir un cadre éthique international pour l’IA militaire
Proposition 10 : Créer un organisme international aux prérogatives proches de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour maîtriser le développement de l’IA militaire. Dans un modèle de ce type, des standards de sécurité et un système d’inspection permettraient de contrôler le développement des IA plus avancées, notamment les robots tueurs ;
F- Pour renforcer la compétitivité par la gouvernance
Proposition 11 : Mettre en place un nouveau « cadre de coordination de la compétitivité » afin de traiter des priorités stratégiques au niveau européen qui seraient « formulées et adoptées par le Conseil », d’où la réforme du Conseil européen de l’innovation (CEI) vers un modèle inspiré de la DARPA (Agence pour les projets de recherche de défense aux US). Cela a été préconisé par Draghi afin d’adopter une approche plus agile, audacieuse et orientée vers des "percées technologiques" (ex. : IA, biotech).
Contributeurs : Rita Maalouf, membre du CN du TO1
Contribution soutenue par Debout les Socialistes