L'intensification des usages et la lutte contre le gaspillage immobilier : une urgence écologique, sociale et politique


Thème : Ville et aménagement du territoire


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L'intensification des usages et la lutte contre le gaspillage immobilier : une urgence écologique, sociale et politique

Face aux tentations autoritaires et à la montée de la défiance, seule une offre politique audacieuse permettra de redonner espoir et d’éviter un vote dicté par la colère. Les Français attendent des élus qu’ils prennent la mesure des défis qui s’imposent à eux et qu’ils s’engagent à transformer leur quotidien. Il ne s’agit pas de prétendre résoudre toutes les difficultés, mais d’insuffler une dynamique, de démontrer que des alternatives existent, que des politiques publiques intelligentes et innovantes sont possibles. À moins d’un an d’élections municipales qui façonneront l’avenir de nos territoires, il est ainsi un sujet qui mérite d'être placé au cœur de notre réflexion collective, comme une évidence trop longtemps ignorée, comme un levier d'action trop souvent négligé. Ce sujet, c'est l'intensification des usages [1] de nos espaces bâtis, cette richesse dormante, ce trésor inexploité qui peut bien être la clé d'une transition à la fois écologique et solidaire réussie.

Un immense gâchis

Nous vivons actuellement au cœur d’un immense gâchis immobilier et personne ou presque n'en a réellement pris la mesure. Partout sur notre territoire, les btiments et les différents espaces de la ville, qu’ils soient publics ou privés, sont largement sous-utiliss[2] : leur taux d’usage moyen plafonne autour de 20%. Ainsi, 80 % du temps, nos bureaux, nos écoles, nos équipements publics sont vides et ne servent à rien ni à personne. Ce phnomène est d’autant plus important si l’on tient compte des épisodes de vacance [3], mme de courte durée, qui peuvent se produire au cours de la vie d’un immeuble.

Les chiffres donnent le tournis : trois millions de logements vacants sur le territoire national, près de dix millions de mètres carrés de bureaux vides, dont cinq rien qu'en Île-de-France. Et pourtant, l'artificialisation des sols se poursuit à un rythme effréné. Qui plus est, alors que notre pays regorge de mètres carrés vacants ou sous-exploités, la bombe sociale du logement a explosé avec une crise qui s’est accélèrée de manière inquiétante depuis 2017 : 4, 2 millions de personnes sont mal-logées dont 330 000 sont sans abri et plus de 2 000 enfants dorment à la rue. Ces paradoxes nous interpellent et nous accusent.
La ville ne peut plus être pensée comme un assemblage de blocs monofonctionnels, où chaque bâtiment répond à une seule affectation, condamné à l'inertie dès lors que son usage premier est suspendu. Il nous faut dorénavant embrasser la chronotopie, l'hybridation, la mutualisation, la réversibilité pour réconcilier le bâti et le vivant, et redonner sens à l'espace urbain en y intensifiant les usages. De nombreux exemples existent mais il nous reste à
changer d’échelle. Sur ces sujets, rien n’est à inventer mais tout reste à faire.

Une impérieuse nécessité écologique et sociétale

L'intensification des usages est un impératif écologique incontournable. Moins construire, c'est réduire l'empreinte carbone d'un secteur qui pèse pour un tiers dans les émissions de gaz à effet de serre. Ne nous y trompons pas : le bâtiment le plus vert est celui que l'on ne construit pas. Optimiser l'existant, c'est protéger nos sols, c'est enrayer l'artificialisation galopante, c'est réduire notre consommation d'énergie. Alors que nous sous- utilisons nos mètres carrés et qu’au bas mot 170 000 hectares de friches sont aujourd’hui disponibles, la France perd encore chaque année 20 000 à 30 000 hectares d'espaces naturels, agricoles et forestiers sous la pression des activités humaines. C’est l’équivalent de quatre à cinq stades de football toutes les heures. L'artificialisation des sols a pourtant de lourdes conséquences sur le réchauffement climatique, elle altère la biodiversité et accentue les phénomènes d’innodation et d’érosion. Face au péril climatique qui nous menace – un réchauffement de 2 degrés à l'horizon 2030 est désormais pratiquement inévitable dans l'Hexagone – la sobriété n'est plus une option mais une nécessité. Nos sociétés doivent se réinventer en abandonnant progressivement la consommation massive en lieu et place d'une utilisation durable et intense, sans perdre en qualité de vie.

Mais plus encore, l’intensification des usages joue un enjeu social majeur. Nos villes sont devenues des archipels de solitude, des espaces où l’isolement s’accroît à mesure que les interactions s’effacent. Nous vivons repliés sur nous-mêmes, dans une société du cocon où l’on ne sort plus au cinéma, où l’on commande ses repas et ses courses, où l’on préfère Netflix aux salles obscures et les plateformes de rencontres aux fêtes et aux bistrots. Intensifier les usages, c’est réinvestir le commun, c’est rouvrir des espaces de rencontres et de vie. C’est faire de l’urbanisme un outil de reconstruction du lien social. Parce que la ville agit comme une matrice susceptible d’orienter les relations que nous entretenons – ou pas – les uns avec les autres, l’intensification des usages de nos bâtiments peut permettre dereconstruire ou créer des cadres de frottements, de rencontres et d’échanges, de multiplier les opportunités et ainsi faire éclore des relations entre les citoyens. Et ça peut marcher ! Car l’intensité d’usage n’est pas une injonction à la sociabilité. Elle ne l’impose pas mais elle permet de fait, d’à nouveau faire se croiser les êtres et en démultipliant les cadres de rencontres, de renouveler l’écosystème social.

De la fracture territoriale à la renaissance du commun

Il n’y a pas que les grandes villes qui sont concernées par l’intensification des usages. Dans les zones rurales et les petites villes aussi, elle a de nombreux intrts. Tout d’abord, celui de répondre un besoin dans un environnement disposant de ressources limites.

Aucun cinéma dans telle intercommunalité, aucun musée ni lieu d’exposition dans tel autre, pas de piscine ou de terrain de sport ici, ni de point d’accès au numérique et à une imprimante là, etc. La fracture territoriale n’est pas un mythe. Elle illustre une réalité d’inégalités entre les territoires d’une France à plusieurs vitesses. Surtout, le manque de services publics accentue encore le sentiment d’abandon de l’État. Dans ces territoires, des lieux pourraient être utilisés pour répondre à des besoins non satisfaits. Il ne faut rien s’interdire. Écoles, mairies, Ehpad, hôtels, villages de vacances, ou entreprises pourraient, par exemple, facilement accueillir un autre public ou d’autres usages le temps de quelques heures, d’un week-end ou de plusieurs semaines et offrir ainsi de nouveaux services aux habitants des territoires. Une politique d'aménagement ambitieuse doit s'attaquer à ces inégalités territoriales, qui nourrissent le sentiment d'abandon et de relégation. Et puis, comment se rencontrer dans les campagnes quand on ne va plus la messe et que le cafdu village a fermé ? L’intensification des usages peut contribuer à recrer des espaces de convivialit, de sociabilitsi importants pour faire socit.

Il y a un siècle, le fondateur de la géographie électorale, André Siegfried, forgeait l’adage
: « le granite vote à droite, le calcaire vote à gauche » - opposant l’Ouest granitique catholique voire monarchiste à l’Est calcaire et industriel. Dans la France de 2024, la fracture semble se dessiner sur les périphériques et rocades qui séparent métropoles et campagnes. Si gauche et droite se déchirent pour se départager le béton des grandes villes, les vieilles pierres et la terre des campagnes ont largement basculé à l’extrême droite. Les résultats du 1er tour des élections législatives ont enfoncé encore un peu plus le clou : la gauche du Nouveau Front populaire est arrivée en tête dans les grandes villes (200 000 habitants et plus) avec un tiers des suffrages. À l’inverse, le RN fait carton plein dans les communes de moins de 2 000 habitants avec 40 % des électeurs. Si le sursaut du 2nd tour a démontré qu’une majorité de Français sait se rassembler pour barrer la route à l’extrême droite, notre France n’en reste pas moins fracturée. Or avec des enjeux qui ne sont pas les mêmes, proposer un récit et des solutions politiques qui intéressent ces deux « France » dans leur ensemble et répondent aux différentes problématiques exprimées, devient un exercice quasi irréalisable. Pourtant y renoncer serait criminel tant le péril d’un gouvernement RN est grand, et désormais imminent.

Notre devoir est de reconstruire une cohésion sociale et d’impulser une dynamique de sociabilité au risque de ne plus pouvoir faire société. En somme d’élaborer un projet politique nouveau et désirable, commun entre villes et campagnes, qui permettra de « reterritorialiser la démocratie » et ainsi faire face aux défis qui se présentent à nous. L’intensification des usages est de ceux-là. C’est résolument un projet de société positif et fédérateur.

Nos élus locaux, clé du voûte du changement

Chacun de nous possède une partie de la solution pour la mise en œuvre de l’intensification des usages. Nous sommes tous des acteurs du changement. Individuellement bien sûr, en encourageant l’usage et le partage des bâtiments que nous fréquentons ou avons en notre possession. Chacun devrait ne plus tolrer mais aussi signifier et protester lorsque sa municipalité, son entreprise, ou une structure qu’il connaît, gaspillent les mtres carrs. Mais les pouvoirs publics, au premier rang desquels nos lus locaux, ont un rle majeur jouer. Ils exercent un rôle de coordination et d’orientation gnérales des acteurs dans les territoires et ont de nombreux moyens d’action comme des comptences et des outils directs, indirects ou de coordination dans le domaine de l’urbanisme, et la gestion de services publics.

Ils ont en outre la responsabilité de plusieurs millions de mètres carrés de bâtiments : écoles, médiathèques, crèches, gymnases, piscines, EHPAD, jardins publics... Ce parc immobilier représente un levier considérable d'action publique. Pourtant, il pâtit d’un manque de connaissance et souffre d'une gestion trop souvent rigide, cloisonnée, marquée par des usages monofonctionnels et une inertie administrative que rien ne justifie plus. Un changement de regard sur la « valeur d’usage » des mètres carrés, une vision stratégique sur l'utilisation du foncier, et une meilleure coordination entre administrations sont indispensables.

Optimiser l'espace ne signifie pas céder à une logique libérale, mais bien mettre en commun les ressources pour mieux répondre aux besoins des citoyens. C'est là le cœur même de l'action publique : utiliser au mieux les moyens collectifs pour servir l'intérêt général. Il est temps que la puissance publique s'empare pleinement du sujet, que l'on favorise fiscalement ces pratiques d’intensification des usages, que l'État encourage les collectivités et les acteurs privés à s'engager dans cette transformation vertueuse en simplifiant un certain nombre de normes.

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Face à l'ampleur des défis climatiques et sociaux qui nous attendent, l'intensification des usages n'est pas qu'un outil technique : c'est un projet de société, une manière de repenser notre rapport à l'espace et au temps, de réconcilier l'homme avec son environnement, de réinventer le vivre-ensemble. C'est notre devoir collectif d'y œuvrer, pour nous-mêmes et pour les générations futures. L'aménagement du territoire par la chronotopie, comme la réoccupation des espaces sous-occupés ou vacants, est un véritable « pactole » sur lequel nous sommes assis. Il doit devenir la pierre angulaire des stratégies territoriales et notre feuille de route pour la prochaine décennie. C'est le sens de l'Histoire et la condition pour vivre mieux. Et l'échéance municipale de 2026 peut être l'occasion d'avancer. Nous devons proposer un projet politique ambitieux, tourné vers l'innovation et la coopération. Plus d'ouverture des équipements publics, moins d'espaces sous-exploités, plus d'usages

partagés, plus d'expérimentations concrètes, moins de replis et de peurs. Et ce n'est qu'en démontrant, par l'exemple, qu'un autre modèle de ville est possible, que nous pourrons convaincre et entraîner nos concitoyens vers un avenir plus solidaire et plus durable.

Alors osons. Ouvrons les portes. Multiplions les usages. Repensons les territoires non comme un assemblage de fonctions cloisonnées, mais comme un organisme vivant, vibrant, où chaque espace trouve un sens, une utilité, un souffle nouveau. L'intensification des usages n'est pas une option : c'est une nécessité politique, économique, écologique et sociale. C'est une promesse pour l'avenir.

[1] Fait d’augmenter le taux d’utilisation (c’est--dire la part du temps pendant laquelle le lieu est utilisé́ ) et/ou le taux d’occupation d’un bâtiment ou d’un espace (c’est--dire la part des personnes prsentes sur un site un instant donn).

[2] les btis exploits en dessous de leur capacitdurant certaines heures du jour mais aussi la nuit et/ou durant certaines périodes de l’année comme les vacances scolaires. Ce gaspillage s’exprime alors par le taux d’utilisation, à savoir la part du temps durant laquelle le site est utilisé́ par des usagers. Il est à mettre en rapport avec le taux d’occupation, c’est-- dire la part des personnes réellement prsentes sur un site un instant T.

[3] Les espaces laisss vacants, ou les espaces abandonns qui ont tconstruits et ont fait l’objet d’une activité : friches industrielles, bureaux, locaux commerciaux ou logements inoccups.

 


Contributeur.ices :

Éléonore SLAMA, Adjointe à la Maire du 12e arrondissement de Paris, Secrétaire fédérale, Paris.

APPÉRÉ Nathalie, Maire de Rennes et Présidente de Rennes Métropole, BLOCHE Patrick, Premier adjoint à la Maire de Paris, Député honoraire, Fédération de Paris, DEBAT Jean- François, Maire de Bourg-en-Bresse, membre du CN, Ain, FÉRAUD Rémi, Sénateur, Paris, GRÉGOIRE Emmanuel, Député de Paris, HANOTIN Mathieu, Maire de Saint-Denis et Président de Plaine Commune, 93, KLEIN Mathieu, Maire de Nancy et Président du Grand Nancy (54), THOUVENOT Agnès, Première adjointe au Maire de Villeurbanne, VALLAUD- BELKACEM Najat, ancienne Ministre, Conseillère régionale d’Auvergne Rhône-Alpes, VAN STYVANDAEL Cédric, Maire de Villeurbanne, Vice-Président de la Métropole de Lyon


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