Thème : Economie
« Impossible de subordonner la gestion de l'État à l'intérêt de la production nationale sans établir l'équilibre du budget. [...] Et comment établir cet équilibre [...] sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle‐même ? L'endettement de l'État était, bien au contraire, d'un intérêt direct pour la [...] bourgeoisie. [...] C'était précisément le déficit de l'État, qui était I...] le poste principal de son enrichissement. Chaque nouvel emprunt [lui] fournissait une nouvelle occasion de rançonner l'État. [...] Le crédit public, voilà le credo du capital. » Karl Marx
Depuis plus de trente ans, la dette publique française occupe une place centrale dans les débats politiques, émaillés d’exhortations à réduire sans relâche ce que d’aucuns qualifient de « fardeau insoutenable ». À l’aune de 2024, la gravité de la situation s’est intensifiée : non seulement le volume de la dette dépasse désormais les 3 000 milliards d’euros, mais la montée rapide des taux d’intérêt, après une longue période de faiblesse, place la France dans une zone de turbulences financières majeures.
Longtemps, le débat s’est concentré sur le montant brut de la dette. Or, un autre indicateur pourrait se révéler encore plus déterminant : la charge d’intérêts. Celle‐ci dépasse aujourd’hui 52 milliards d’euros par an, soit à peu près l’équivalent du budget de l’Éducation nationale. Il faut s’en alarmer, car ces intérêts, payés en grande partie par tous les contribuables, enrichissent essentiellement les détenteurs de la dette publique, souvent très aisés. Derrière la question a priori technique de la dette, se dessine donc un transfert massif de richesse, un mouvement que l’on pourrait qualifier de « Robin des Bois à l’envers », puisque l’on « vole » (par l’impôt ou les coupes budgétaires) aux plus modestes pour rémunérer ceux qui placent leur argent dans les obligations de l’État.
LES INTÉRÊTS DE LA DETTE, UNE CHARGE COLOSSALE QUI DÉPASSE LES PRÉVISIONS
Les chiffres font frémir. Alors que dans les années 1970 la charge d’intérêts semblait relativement contenue, c’est aujourd’hui le deuxième poste de dépense de l’État, à hauteur de 52 milliards d’euros annuels. Cette masse financière est pratiquement équivalente aux moyens que l’on consacre au ministère de l’Éducation nationale. Elle représente 1,7 % du produit intérieur brut et place la France au neuvième rang européen pour la hauteur de ses intérêts versés, presque le double de l’Allemagne.
On estime aussi que le cumul des intérêts payés par l’État depuis les années 1960 avoisine 2 700 milliards d’euros, alors que la dette totale, elle, s’élève à environ 3 000 milliards d’euros. En d’autres termes, la France a déjà remboursé en intérêts une somme presque équivalente à la totalité des montants empruntés, alors même qu’elle doit toujours rembourser le capital de ses dettes. C’est un paradoxe redoutable : une boucle d’endettement quasi permanente, où l’on sollicite régulièrement de nouveaux emprunts pour honorer les échéances des précédents.
Au‐delà des montants, ce mouvement n’était guère perçu comme urgent tant que les taux d’intérêt demeuraient bas ou négatifs, ce qui a longtemps atténué l’ampleur de la charge des intérêts. Mais le
retournement de tendance enregistré depuis 2022 accélère brutalement le renchérissement de la facture. Les obligations indexées sur l’inflation, particulièrement, ont fait exploser d’environ 30 % la charge de la dette en seulement un ou deux ans.
VOLER AUX PAUVRES POUR DONNER AUX RICHES : UN MÉCANISME D’INÉGALITÉS
Pour beaucoup d’observateurs, l’un des ressorts les plus révoltants de la dette publique est le transfert de richesse qu’elle opère. À la base, tout nouvel emprunt contracté par l’État est censé se substituer à un impôt qui aurait pu être prélevé immédiatement, notamment sur les contribuables les plus riches. Or, l’État choisit d’éviter une hausse d’impôt en empruntant aux mêmes contribuables aisés qui disposent d’une épargne abondante, et leur verse chaque année des intérêts.
Le résultat est un mécanisme inégalitaire : l’impôt, globalement payé par le plus grand nombre, va alimenter un flux de 50 milliards d’euros d’intérêts annuels vers les créanciers de l’État. Bien que l’on ne dispose pas d’une répartition détaillée de la détention de la dette, on sait que ces titres sont en majorité détenus par des ménages ou des institutions liées aux patrimoines les plus aisés. Les estimations évoquent le fait que 95 % des ménages (les plus modestes) transféreraient environ 12 milliards d’euros par an aux 5 % les plus riches, dont près de 10 milliards rien que pour le 1 % le plus aisé.
Ce sujet demeure pourtant peu discuté : dans le débat public, on stigmatise souvent le montant de la dette sans en analyser la destination réelle. On pourrait logiquement imaginer d’autres approches : privilégier l’impôt sur les hauts revenus ou le patrimoine, afin de financer les services publics, plutôt que de consentir des rentes d’intérêts sur des décennies. Mais force est de constater que, depuis des décennies, l’État a choisi la voie d’un endettement croissant.
L’EXEMPLE DE L’OAT 2055 ET LES EMPRUNTS À TRÈS LONG TERME
Un cas d’école illustre parfaitement ces mécanismes. En 2005, l’État français a émis une obligation à cinquante ans, au taux de 4,21 %. Sur un horizon de cinquante ans, un tel taux aboutit à un paiement cumulé de 210 % du capital initial. Pour 1 000 euros non prélevés en impôts, l’État accepte donc de verser 2 100 euros d’intérêts, avant même de rembourser le principal de 1 000 euros en 2055 !
Cette obligation a trouvé un succès immédiat auprès des investisseurs, qui ont reconnu l’excellente affaire d’un taux garanti de 4,21 % alors que la Banque centrale visait, à l’époque, une inflation autour de 2 %. De fait, les épargnants ou investisseurs institutionnels sont gagnants à peu près dans tous les cas de figure, tandis que l’État se retrouve engagé pour un demi‐siècle. Et, contrairement à un particulier qui renégocie son crédit immobilier pour profiter de taux plus bas, l’État français n’a pas, en pratique, la possibilité de rembourser cette OAT à l’avance pour profiter des baisses de taux survenues après 2015 : la réglementation actuelle l’interdit, sous prétexte de « liquidité des marchés ».
L’augmentation des taux, désormais à nouveau supérieure à 3 %, pourrait se traduire par de nouvelles émissions longue durée fort coûteuses, selon la conjoncture future. Et si la dette n’est jamais intégralement remboursée mais perpétuellement renouvelée, comme c’est souvent le cas, l’État continue de verser des intérêts théoriquement sans fin.
LES OBLIGATIONS INDEXÉES SUR L’INFLATION : UN PARI PERDU EN 2022
Déjà en 1973, l’emprunt Giscard à 7 % avait été indexé sur l’or, entraînant en une décennie un coût total plusieurs fois supérieur au capital levé. Cet épisode illustre la tentation régulière de l’État : se tourner vers des formules d’emprunt qu’il estime avantageuses sur le moment, mais qui se révèlent coûteuses dès qu’une conjoncture imprévue (crise géopolitique, inflations successives) surgit.
Depuis 1998, la France émet aussi des obligations dont la rémunération dépend de l’inflation. Sur le papier, cela semblait un bon moyen de rassurer certains investisseurs, en réduisant le taux de base. Mais la flambée des prix de 2022‐2023 a brutalement renchéri la charge pour l’État : tandis que l’inflation retombait sur l’ensemble de la précédente décennie, l’État pensait y gagner. Or, en deux années d’inflation exceptionnelle, ce gain accumulé a été gommé, et les obligations indexées sont devenues un fardeau massif qui explique près de 30 % de la hausse des intérêts en 2022.
Cela démontre à quel point l’État français s’est engagé dans des paris financiers à moyen et long terme, en subissant la volatilité du marché, alors que l’absence de souplesse dans les règles actuelles l’empêche de renégocier ou d’anticiper les fluctuations.
L’ÉPOQUE DES TAUX NULS EST RÉVOLUE : VERS UN DANGER MORTEL POUR LES FINANCES PUBLIQUES ?
La période 2013‐2021 fut marquée par des taux très faibles, voire parfois négatifs. Plutôt que d’utiliser ce répit pour réduire la dette ou la structurer différemment, la France et d’autres pays ont souvent continué à augmenter leur endettement pour financer d’autres priorités, en pariant que les taux faibles resteraient ad vitam aeternam. Le retour à une normalité (3 % ou 4 %) place désormais la France face à une potentielle flambée de la charge de la dette.
Si, par exemple, la dette atteint 4 000 milliards d’euros d’ici la fin de la décennie et que les taux s’établissent autour de 4 %, nous pourrions approcher les 160 milliards d’euros d’intérêts par an. C’est l’équivalent de plusieurs grands ministères combinés. Financer de telles sommes sans « casser » les missions régaliennes ou sans imposer brutalement la population devient quasiment impossible.
Cette situation renforce la perspective de politiques d’austérité, que plusieurs gouvernements à droite ou de tendance libérale ne manquent pas d’évoquer, et qui se traduisent généralement par moins de services publics, moins de redistribution, et une réduction draconienne des dépenses sociales, au détriment des plus fragiles.
LES SOLUTIONS ENVISAGEABLES POUR SORTIR DE LA SPIRALE
Le tableau brossé ici est double : d’un côté, une mécanique de dette publique qui pèse lourdement sur le budget de l’État et transfère la richesse vers une minorité d’épargnants ; de l’autre, un retour brutal des taux d’intérêt qui risque d’enclencher une dynamique dangereuse. Pour relever ce défi, plusieurs voies se dessinent :
On pourrait d’abord renforcer l’équité de l’effort fiscal, en revenant, par exemple, à une imposition accrue du patrimoine ou des hauts revenus. Les recettes correspondantes permettraient de réduire la dette ou d’en limiter la progression.
Il est ensuite envisageable de supprimer ou de restreindre fortement l’émission de nouvelles obligations indexées sur l’inflation, afin de mettre un terme aux effets d’emballement en période de hausse des prix.
L’État pourrait négocier ou concevoir un mécanisme de remboursement anticipé partiel lorsque les taux s’améliorent, quitte à retravailler la réglementation existante pour permettre cette flexibilité, au lieu d’interdire radicalement tout remboursement avant l’échéance.
Une autre piste supposerait de réformer en profondeur la gouvernance budgétaire, pour flécher l’endettement exclusivement vers des investissements à long terme à haute rentabilité collective
(infrastructures, transition énergétique, recherche publique), plutôt que de recourir à la dette pour des dépenses de fonctionnement.
Il serait également crucial de rendre plus transparente la détention de la dette, en rétablissant un dispositif de suivi identitaire des détenteurs de titres publics, comme cela existait dans le passé avec le « Grand Livre de la Dette publique ». Une meilleure traçabilité permettrait d’éclairer la concentration du patrimoine financier et de mieux cerner les transferts qui se jouent.
L’instauration d’un débat public, devant la représentation nationale, sur chaque grande émission d’emprunt à très long terme, garantirait davantage de contrôle démocratique. Il s’agirait d’en évaluer les risques, les obligations en matière d’éventuelles clauses de remboursement anticipé et d’évaluer l’intérêt réel pour la communauté.
Certaines options plus radicales, comme l’idée d’un financement direct par la Banque centrale (ou la monétisation partielle de la dette), existeraient en théorie pour limiter le coût des intérêts, mais à un risque potentiel sur l’inflation. Le débat sur la mission de la Banque centrale européenne, centré sur la stabilité des prix, pourrait être rouvert pour inclure des objectifs de soutien aux politiques sociales et climatiques.
Plus que jamais, la dette publique soulève deux enjeux décisifs : la soutenabilité budgétaire et la justice sociale. Le premier impose de ne plus considérer l’emprunt comme un recours systématique, ni un outil banal. La seconde rappelle qu’à chaque milliard d’intérêts payés, on opère un transfert vers des créanciers, souvent déjà fortunés, creusant les écarts de richesse.
Il semble nécessaire de renouer avec l’idée de maîtrise dans la durée, de solidarité fiscale, et de responsabilisation des acteurs financiers. Loin de tout populisme, c’est peut‐être le seul moyen de préserver la souveraineté budgétaire, de maintenir un haut niveau de services publics et de préparer l’avenir plutôt que de le gager sur l’autel des intérêts de la dette. À l’issue de cette analyse, chacun mesure mieux l’ampleur du défi : il revient aux responsables politiques et aux citoyens de décider si le service de la dette doit demeurer ce gouffre ou se transformer en un instrument plus raisonnable, recentré sur la mission première : financer ce qui, dans la société, relève d’un investissement productif et collectif, plutôt que de perpétuer un fardeau financier qui enrichit une minorité. Et c’est au prix de telles décisions que l’État pourra déployer, pour tous, les ressources nécessaires à la transformation écologique, à la préservation de la solidarité et à la refondation du pacte citoyen.
Contributeurs : Mathieu Gitton