LE GRAND RÉCIT DE LA DETTE, DE LA FINANCE ET DE LA CRISE MONÉTAIRE : VERS UNE NOUVELLE ÈRE ?


Thème : Finance


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LE GRAND RÉCIT DE LA DETTE, DE LA FINANCE ET DE LA CRISE MONÉTAIRE : VERS UNE NOUVELLE ÈRE ?

 

« C'est quand la mer se retire qu'on voit ceux qui se baignent nus. » Warren Buffet

Au lendemain de la crise financière de 2008, beaucoup espéraient la fin d’un système monétaire bâti sur la dette et les intérêts. L’effondrement des subprimes, pièce maîtresse d’un château de cartes fondé sur l’immobilier américain, a entraîné dans sa chute la finance internationale, ellemême érigée sur des engrenages de crédits et d’intérêts. Or, quinze ans plus tard, la finance continue de prospérer, tandis que les Banques centrales ont redoublé d’ingéniosité pour différer l’inévitable moment des comptes. L’essor de la dette publique, le retour fulgurant de l’inflation et la course à la hausse des taux d’intérêt ont toutefois transformé le paysage monétaire et financier à un point tel que la défiance dans la monnaiedette ressurgit, alimentant les doutes face à ce système fragilisé.

LA FINANCE COMME COMMERCE DU TEMPS

Héritière de siècles de spéculation, la finance demeure essentiellement le commerce de la dette. Elle fait circuler emprunts et crédits, les restructure, les titrise, les convertit en produits dérivés. Elle vit de l’anticipation des désirs et des besoins d’argent, jouant sur l’impatience de ceux qui préfèrent consommer ou investir sans délai. Cet « avancement du temps » imposé par le financier se révèle certes utile pour certains ménages en difficulté ou pour des entreprises cherchant à se développer. Mais ce service, rétribué par des intérêts, devient un joug social : le débiteur s’enchaîne à l’obligation de rembourser, rognant sa liberté, quitte à accepter un emploi qui ne lui correspond pas, ou à sacrifier une partie de ses revenus.

Dans ce contexte, la dette se mue en arme redoutable entre les mains des créanciers. Ceux qui ne parviennent pas à honorer leurs remboursements sont vite marginalisés. Le même schéma vaut pour les États, dont la note et la réputation se détériorent à mesure qu’ils s’endettent à des taux de plus en plus onéreux.

LE GRAND MARIAGE ENTRE DETTE ET MONNAIE

Ce pouvoir de la dette s’est trouvé renforcé par le contrôle progressif qu’exerce la finance sur la monnaie. Aujourd’hui, plus de 90 % de la masse monétaire en circulation en Europe et dans d’autres grandes économies est créée par l’octroi de crédits bancaires. Ce phénomène déroutant implique qu’en dehors des pièces et billets, la monnaie est éminemment liée à la dette. Si, par miracle, tous les crédits en cours venaient à être remboursés dans le même instant, la majeure partie de la masse monétaire disparaîtrait.

L’un des moteurs de cette dynamique fut la « fuite en avant » amorcée après la crise de 2008. Pour juguler l’implosion bancaire, les Banques centrales, menées par la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne, ont injecté des liquidités à profusion, rachetant massivement dettes publiques et privées. Elles ont inondé les marchés financiers de monnaie créée ex nihilo, espérant sauver le système. Résultat : la finance et la spéculation se sont engraissées, tandis que l’économie réelle se remettait à peine de la débâcle. 

L’INFLATION REFAIT SURFACE

Pendant quelques années, cette politique de création monétaire n’a pas fait grimper l’inflation à la consommation, car l’essentiel des liquidités gonflait les bulles d’actifs : marchés boursiers et immobiliers, obligations d’État et titres privés. Nombre d’experts, pourtant, redoutaient une envolée des prix à terme. Et de fait, depuis la fin de l’année 2021, avec la désorganisation postCovid et la flambée des matières premières, l’inflation a subitement surgi : sur un an, la hausse des prix à la consommation a frôlé ou dépassé les 10 % dans plusieurs pays européens, culminant à des sommets inédits depuis plusieurs décennies.

Les chocs géopolitiques, notamment la guerre en Ukraine, ont accéléré cette spirale inflationniste. Le cours de l’énergie, déjà élevé, a flambé davantage. Subitement, la hausse généralisée des taux d’intérêt est devenue la nouvelle boussole monétaire pour tenter de redonner confiance dans la monnaie. Mais ce « quoi qu’il en coûte » inversé – rendre l’argent plus cher, réduire la création de nouvelle monnaie – risque de fragiliser encore davantage les entreprises et les ménages déjà endettés, tout en alimentant le spectre d’une récession sévère.

L’EUROPE FACE AUX TENSIONS MONÉTAIRES

Dans la zone euro, l’inflation galopante a mis la BCE au pied du mur. Les années de taux négatifs, qui devaient stimuler l’investissement et la reprise, ont cédé la place à des hausses de taux successives, dépassant 3 % ou 4 %. Dans un espace monétaire où l’endettement public a explosé, cette normalisation brutale fait vaciller la soutenabilité de nombreux budgets nationaux.

À l’échelle européenne, la question d’une union budgétaire et d’une dette commune a ressurgi avec la pandémie, mais n’a pas trouvé d’aboutissement durable : le dispositif SURE et le plan de relance Next Generation EU ont prouvé les vertus d’une solidarité monétaire et budgétaire, mais certains États membres demeurent réticents à tout approfondissement. Résultat : l’Europe se retrouve prise en étau entre, d’une part, la nécessité de lutter contre une inflation étouffante et, d’autre part, l’exigence de ne pas briser la croissance fragile.

LES BANQUES EN PÉRIL : LA FRAGILITÉ REVENUE

À l’horizon 2023, les faillites bancaires ciblées de certaines institutions privées, comme Silicon Valley Bank aux ÉtatsUnis ou les difficultés extrêmes qu’a traversées Credit Suisse en Europe, ont ravivé la peur d’une nouvelle crise systémique. Face à la remontée des taux, la valeur des titres obligataires détenus en masse par les banques a dégringolé, rendant parfois insolvable ce qui paraissait stable. Les Banques centrales, en pleine lutte contre l’inflation, se sont retrouvées contraintes d’intervenir pour soutenir, d’une main, le secteur financier via des prêts d’urgence, tout en serrant, de l’autre, la vis monétaire.

Cette ambivalence dévoile une fois de plus la dualité périlleuse du système : d’un côté, on veut « assainir » en freinant la création monétaire, de l’autre, il faut empêcher la contagion bancaires au moyen de nouveaux filets de sécurité.

QUELLES PERSPECTIVES ?

Aujourd’hui, le débat s’aiguise. Entre partisans d’une discipline budgétaire stricte pour enrayer l’inflation, et défenseurs d’une politique de soutien à l’activité pour éviter la récession, l’Europe évolue en équilibre. Certains préconisent une rerégulation profonde de la finance : séparer fermement banques de détail et d’investissement, imposer des ratios d’endettement draconiens, punir les paradis fiscaux. D’autres prônent une refonte monétaire radicale, qu’il s’agisse de monnaies publiques hors banques commerciales ou d’un autre index monétaire.

Une certitude émerge : la confiance dans la monnaie, moteur fondamental de la finance, se fragilise à mesure que l’inflation rogne le pouvoir d’achat, et que la dette publique et privée tutoie des sommets. Le levier de la dette, jadis efficace pour anticiper des revenus futurs, se grippe dès lors que la production de richesses stagne ou décroît sous l’effet de crises multiples (écologique, géopolitique, etc.).

VERS DES RÉFORMES À LONG TERME

À l’heure où la transition écologique exige des sommes considérables pour décarboner l’économie, repenser les infrastructures, financer des mutations industrielles et sociales, l’Europe se retrouve devant un choix historique : rompre avec le carcan hérité de 2008 ou retomber dans l’austérité et la fragmentation financière. Plusieurs voix, au sein de la Banque centrale européenne comme au FMI, soulignent que la lutte contre l’inflation ne devrait pas brider l’investissement « vert » et solidaire.

Parallèlement, l’émergence des monnaies numériques de banque centrale, évoquée par la BCE ou la Fed, pourrait modifier la donne en permettant un contrôle plus direct sur la création monétaire, et peutêtre, à terme, une moindre dépendance aux marchés financiers. Mais ces perspectives suscitent aussi des craintes : intrusion dans la vie privée, contrainte politique accrue, ou encore renforcement de la centralisation monétaire.

La grande crise de 2008 devait sonner le glas d’un système monétaire fondé sur la dette, mais, en vérité, ce système a davantage muté qu’il n’a disparu. Les Banques centrales, tour à tour arbitres et pompiers, ont tenu le château de cartes, mais au prix d’innovations monétaires qui ont nourri la spéculation et creusé les inégalités. Le réveil inflationniste de ces dernières années a mis en évidence les contradictions d’un modèle qui, pour survivre, se condamne à des apports illimités de liquidités.

À la croisée des chemins, l’Europe doit choisir : soit laisser le couvercle se refermer et perpétuer un régime de dettes et d’intérêts toujours plus précaires, soit engager une réforme profonde, tournée vers le bien commun, pour endiguer la puissance parfois démesurée de la finance et redonner toute sa place à une monnaie stable et inclusive. Cette transition impliquerait non seulement de mieux séparer finance et économie réelle, mais aussi de mobiliser l’innovation monétaire pour répondre à l’urgence climatique et sociale.

C’est dans cette tension entre prudence et audace que s’écrira la prochaine phase de l’histoire financière. Car le monde actuel ne peut plus se permettre de reposer sur des cycles d’endettement à répétition, ni de confier à des spéculateurs la gouvernance de son avenir. Les grands équilibres écologiques, les droits sociaux et la paix économique appellent une régulation plus ferme et un usage plus collectif de la monnaie, afin d’honorer la promesse d’un progrès partagé.


Contributeur : Mathieu GITTON membre du bureau national des adhésions


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