Thème : Réforme de la voie professionnelle
Le lapsus semble acter la réforme. À l’Assemblée nationale, c’est la ministre chargée de l’enseignement et de la formation professionnelle, rattachée au ministère du Travail qui répond aux questions sur la réforme du lycée professionnel. Son propos est trouble, mal assuré, elle semble délibérément confondre apprentissage et lycée professionnel.
La mécanique est souvent la même, la méconnaissance et le mépris de plus en plus évidents : user de statistiques discutables pour asseoir les contours d’une réforme, non pas au service des concernés, qui sont les élèves du lycée professionnel, mais au service d’une volonté politique péremptoire et contradictoire.
Partir d’un constat d’échec oui, mais lequel en réalité ? Celui qui pousse les moins armés à finir sur les bancs des lycées professionnels ? Pas le temps de prendre son temps, l’institution fait avancer à marche soutenue les cohortes. Celui qui interdit à un élève en fin de troisième de redoubler et de lui laisser le temps d’une année supplémentaire pour réfléchir ? Non, il faut avancer, choisir, se décider... déjà. Alors, ce sera voie générale et technologique pour les uns (les 2/3), et voie professionnelle pour les autres (1/3).
Tant pis pour les indécis, ils viendront nourrir les rangs des « lycées pro » et sans doute pour les plus abîmés, ceux du décrochage scolaire. Tant pis pour ceux qui doutent d’eux-mêmes parce qu’ils sont mal dans leur peau, voire déprimés parce qu’ils sont en rupture avec leurs pairs ou leur famille, parce qu’ils sont pris dans des consommations addictives, parce qu’ils ne trouvent plus d’écoute attentive permettant d’engager des soins appropriés.
Les politiques, qui se veulent en résonance avec les citoyens, insistent sur la rentabilité, l’immédiateté, la réussite... ce qui est en contraction avec la période d’adolescence, avec la quête de résolution rapide des difficultés, parfois majeures, rencontrées par certains. Comment motiver quand l’orientation est subie et non choisie ? Comment choisir quand les besoins du territoire ne répondront pas au désir d’orientation souhaitée ? Comment partir quand les questions de mobilité entravent les familles ?
À l’heure où le discours politique parle de filières d’excellences, simple effet de langage qui ne trompe personne, la réalité montre tout autre chose. En classe de troisième, la menace pèse sur les élèves en situation d’échecs, de « finir » en lycée professionnel, le « lycée pour les nuls ». L’image est tenace, l’idée solidement ancrée, dans l’esprit de ceux qui échouent à l’école. « Si tu ne fais pas plus d’efforts, tu finiras en lycée pro ! ». Dévalorisant, ces « dévalorisés » se sentent pointés du doigt. Il suffit de s’attarder un instant auprès de ceux qui évoluent dans les classes pro des lycées polyvalents, ces lycées où se « mêlent » élèves du général, du technologique et du professionnel, et d’échanger avec les élèves pour s’en rendre compte. Il en est de même pour les enseignants qui pourtant ont choisi d’exercer dans ces établissements.
Filières d’excellences en lycée professionnel ? La réalité est tout autre. Une voie de garage où les difficultés polymorphes s’accumulent dans les classes, sans moyens d’y faire face et qui s’apparente sous une forme ou une autre, aux facteurs de décrochage scolaire et à ses conséquences (troubles du comportement, isolement social, dépression, délinquance, emplois précaires, difficultés d’insertion, dépréciation sociale).
Comment croire que l’apprentissage réglera tous ces problèmes de fond ? Comment croire qu’en entreprise un tuteur aura le temps, la patience d’accepter, d’accueillir et d’accompagner ces élèves en grande difficulté ? Comment imaginer un accompagnement bienveillant en milieu professionnel quand le contexte oblige à davantage de rentabilité et de résultats ? C’est sous-estimer le retour des élèves en lycée pro, une fois leur diplôme obtenu, qui viennent témoigner auprès de leurs anciens enseignants de leur gratitude du temps passé à les accompagner. Bien sûr que cela n’apparaît pas dans les statistiques.
C’est sans doute ici que se joue une partie du constat d’échec, le moment où l’on choisit pour et « dans l’intérêt » de l’élève au mépris de la réussite de tous. Alors, ce moment est celui où le décrocheur devient décroché. Le décrochage interroge quand il touche à l’égalité face au savoir et à la connaissance pour tous que porte la République.
Avec moins d’heures disciplinaires en enseignement général, le désormais décroché voit son champ des possibles se réduire et le condamne à restreindre la poursuite de ses études, sans perspective d’évolutions sociales significatives.
Cette dévalorisation se perçoit dans l’application de programmes certes ambitieux sur le papier, mais contenus dans un volume horaire trop étriqué pour un développement satisfaisant ; à charge des enseignants de s’accommoder des choix pédagogiques les plus pertinents.
Elle se perçoit également dans la superposition de dispositifs d’accompagnement souvent adaptés, par ailleurs, aux besoins des élèves mais qui devront être réalisés au détriment d’autres enseignements. C’est ainsi que, réforme après réforme, les heures d’enseignement général fondent... Aide personnalisée (AP), co-intervention, chef d’œuvre, les nouveaux dispositifs pédagogiques se substituent petit à petit aux heures d’enseignements disciplinaires, réduisant à sa plus simple expression un socle commun de connaissances. Comment renforcer des acquis en maths, en français, en langues étrangères, en AP... à 30 élèves ?! Il est aisé de constater que la personnalisation des apprentissages perd ici tout son sens dès lors qu’elle s’applique en classe entière et à la place d’heures disciplinaires. Aujourd’hui ces heures d’AP servent davantage dans bon nombre d’établissements de variables ajustables dans les emplois du temps prof que de dispositifs efficients.
Ce constat pourrait être généralisé à l’ensemble des professions qui touchent à l’humain. Toutes se plaignent de ne plus avoir le temps. Les citoyens ne font plus confiance aux professionnels de l’éducation, de la santé, parce qu’ils attendent des résultats immédiats aux difficultés qu’ils rencontrent. Or, gérer de « l’humain » c’est prendre le temps d’accompagner dans la dignité, dans le respect et l’écoute de l’autre. Ici se trouve le cœur de nos métiers. Aussi, ne parlons pas de crise de vocation mais plutôt de perte de sens de nos missions et considérons comme Jean Viard que « l’art de vivre doit être privilégié par rapport à l’art de produire ».
Signataires :
Elisabeth OURY et Frédéric CUITOT, section du Val de Saire, 50.