Libérer la e-santé de la prédation du capitalisme de surveillance


Thème : Numérique


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“Forez, forez, forez” a été analysé par de nombreux commentateurs comme un retour au capitalisme extractiviste le plus simple. Pourtant, le pétrole n’est pas la matière première ayant le plus grand avenir au XXIe siècle. Les données personnelles sont le véritable or noir de notre société toujours plus numérisée. Shoshana Zuboff parle d’un capitalisme de l’information transformé en projet de surveillance formidablement lucratif : un capitalisme de surveillance.

 

Ce capitalisme de surveillance repose sur la marchandisation de données, extraites sans consentement ou bien cédées par les utilisateurs attirés par des économies d’action mais généralement en méconnaissance des usages potentiels de ces données. La collecte alimente des outils permettant la déduction de relations, intentions, comportements, sentiments, intérêts ou pensées. Autant de connaissances sur l’individu, sur sa vie publique comme son intime, qui sont agrégées, stockées et mises au service d’intérêts parfois militants, le plus souvent marchands. 

Le renversement de l’économie capitaliste classique, dans laquelle nous étions des travailleurs, c'est-à-dire les sujets de la réalisation de la valeur, nous bascule dans un rôle de producteur de données, qui fait de nous les objets dont la création de valeur est extraite.

 

La théorisation de ce capitalisme de surveillance, appuyée au modèle publicitaire numérique, semble parfois avoir pour seule conséquence pour le consommateur d’agir sur le désir matériel et ses banals achats de textile, objets de décoration et autres biens ou services de consommation courante. Pourtant, il s’étend désormais à des champs hautement sensibles grâce à des progrès technologiques toujours plus importants.

 

D’abord, la collecte de données personnelles va se massifier au travers de l’augmentation des capteurs dans les maisons intelligentes, avec les montres ou encore lunettes connectées… Demain, on peut même envisager la démocratisation de procédés de niche comme le séquençage de l’ADN ou la cartographie de l’activité cérébrale.

 

Ensuite, les progrès en matière de semi-conducteurs ou de mémoire informatique permettront d’archiver ces nombreuses données pendant des périodes plus longues, offrant la capacité de retracer la vie complète d’un individu sur plusieurs années.

 

Enfin, les semi-conducteurs plus performants et les progrès en matière de modèles d’intelligence artificielle vont démultiplier les possibilités de déploiement de cette technologie dans tous les secteurs. L’automatisation et le traitement de grands jeux de données qui sont aujourd’hui réservés aux grandes entreprises ou aux grandes administrations seront mises à la portée de l’ensemble des acteurs, quelles que soient leurs tailles.

 

Plus accessible, plus intrusive, plus holistique, la surveillance va s’étendre et attaquer de nouveaux champs. Si l’on en croit les annonces des géants du numérique et les rapports prospectifs des cabinets d’études, la santé devrait être le premier champ dans lequel ce capitalisme de surveillance va pouvoir se développer à pleine mesure. Partant de ces tendances technologiques qui émergent, à quelle évolutions sociale et politique les socialistes peuvent-ils se préparer ? Quelles réponses politiques devons-nous forger pour conduire au mieux le déploiement de ces innovations pour qu’elles bénéficient à toutes et tous ?

 

Le volet préventif des politiques publiques sanitaires et sociales a largement été renforcé ces dernières années, au fil des lois de financement de la Sécurité sociale. Ce tournant préventif fait l’unanimité et le numérique pourrait lui donner une efficacité et une acuité décuplée. En effet, la prévention pourra désormais se construire à partir de données collectées par les objets connectés et être diffusée sur ces mêmes canaux d’hyper-proximité, la rendant plus personnalisée et plus convaincante. Les alertes de mouvement intégrées aux montres connectées ont été la première étape de cette prévention introduite dans l’ordinaire.

 

Cette prévention personnalisée, reposant sur des données de plus en plus nombreuses, pourrait également permettre d’approcher un peu plus de la mise en pratique de la santé globale. À partir des données de localisation, des données liées à l’activité et à l’exercice ou encore des données liées à l’alimentation, il serait possible d’appréhender de manière rassemblée les paramètres qui déterminent l’état de santé et d’identifier précisément les facteurs qui ont déclenché la maladie dans le quotidien. Par exemple, associer une maladie respiratoire avec le fait de vivre près d’une zone qui a récemment été exposée à de la pollution de l’air.

 

Devant les capacités d’agrégation et de synthèse des nouveaux outils numériques, les petites consultations chez le médecin devraient fondre, c’est le rôle même du médecin qui est interrogé par l’arrivée de l’Intelligence artificielle. Nous pouvons penser que les professions médicales vont se diviser en deux grands ensembles. Une partie du corps médical évoluera vers une hyper-spécialisation sur les maladies les plus complexes tandis que l’autre se cantonnera à une pratique physique du soin et à un rôle de seconde opinion.

 

Enfin, les progrès en matière de nanotechnologies et biotechnologies permettent d’abord de réaliser des analyses encore plus poussées des situations des malades. Elles permettent ensuite d’adapter des dispositifs ou des dosages de médicaments aux caractéristiques du patient, un véritable progrès pour les femmes notamment, trop souvent écartées durant le développement des médicaments par les laboratoires. Les médicaments fabriqués à la demande et les nouvelles substances permettront aussi le traitement de maladies plus rares. Cependant, le développement de ces solutions ne pourra, là-encore, se faire qu’au travers d’une cession plus grande et plus invasive de données personnelles hautement sensibles, comme le génome.

 

L’ensemble de ces innovations reposent sur l’acquisition de données personnelles, cette extraction dont on a vu qu’elle était utilisée pour générer du profit, au mépris des droits individuels.

 

Le caractère de cette collecte de données, d’abord, est à clarifier. Trop peu d’entre nous visualisent et comprennent clairement ce qui se trame sous les autorisations données à des tiers pour exploiter nos données. Les conditions générales d’utilisation manquent de lisibilité. 

 

Encore faut-il qu’elles soient respectées et que les entreprises numériques ne tentent pas, au travers des données auxquelles elles ont accès, de déduire des données ou activités que nous n’avons pas eu l’intention de céder. Cet enjeu de l’utilisation des données personnelles va devenir de plus en plus prégnant.

 

En effet, la tentation sera grande pour les assureurs privés, dans un premier temps, d’utiliser ces données pour mieux calculer les niveaux de risque associés à chaque individu et d’adapter leur politique tarifaire. Les tarifs des mutuelles pourraient alors varier en fonction de la pratique sportive, du régime alimentaire ou, dans le pire des scénarios, en fonction de son patrimoine génétique.

 

Cette avalanche de données pourrait également donner naissance à une nouvelle offensive de la droite libérale, qui cherche depuis longtemps déjà à briser la protection sociale collective sous prétexte de la responsabilité individuelle. Nul doute que les ambassadeurs du néo-libéralisme profiteront de l’existence de ces données pour prôner des prises en charge de soins différenciées en fonction des risques pris par chacune ou chacun. Un système qui s’apparenterait, dans la pratique, à un crédit social sanitaire.

 

Cette proposition, qui ne viserait qu’à briser le caractère universel de la sécurité sociale à terme, serait d’abord présentée comme une mesure financière. En effet, les progrès en matière de dispositifs médicaux ou de médicaments plus personnalisés devraient considérablement augmenter le coût des soins pour les Français. Un coût qui sera ou bien pris en charge par l’Assurance maladie, ou bien laissé à la charge des individus, créant de nouvelles inégalités de santé.

 

Ainsi, l’enjeu pour les socialistes est de garantir l’accès universel au meilleur niveau de santé possible sans sacrifier pour autant le droit à la vie privée ou rejeter en bloc les progrès technologiques.

 

Pour ce faire, l’action politique pourrait être menée sur trois grandes thématiques. 

D’abord, poursuivre la construction de réglementations ambitieuses, au niveau européen, pour consacrer le droit à la vie privée, instaurer un réel droit de consentir à l’usage ou non de ses données personnelles, une lisibilité plus grande sur les conditions d’utilisation des plateformes numériques… Le Digital Services Act devra évoluer pour suivre les évolutions technologiques et les pratiques des entreprises du numérique. La France pourrait prendre de l’avance et rédiger une charte de l’éthique numérique en santé.

 

Ensuite, la France doit construire, au travers de l’Europe, une véritable politique industrielle de la santé en organisant l’investissement au travers de partenariats public-privé. C’est une occasion de mettre fin à la dépendance aux acteurs numériques étrangers et de développer les compétences et savoir-faire sur notre territoire. L’Etat pourrait mettre à la disposition des hôpitaux et des médecins, un modèle d’intelligence artificielle ouvert pour que le progrès bénéficie aux patients sur des fondamentaux transparents. Sur le terrain, un partenariat avec les collectivités et les entreprises privées pour déployer des cabines de télémédecines hébergeant une IA pour poser des diagnostics sur les cas les plus simples permettrait d’endiguer la pénurie de médecins.

 

Enfin, il est impératif que tout cela soit fait conformément à une éthique européenne. Nous sommes le meilleur continent au monde en matière de santé et celui avec les inégalités sociales les moins grandes, nous devons le rester. Cette homogénéité sociale doit être conservée. Ainsi, les gouvernements devront travailler pour s’assurer que les innovations restent abordables et accessibles au plus grand nombre.

 

Le Parti socialiste est le mouvement du progrès humain et c’est pour cela que son regard sur la révolution numérique en santé doit être lucide. Le numérique en santé est une formidable opportunité d’améliorer les conditions de vie de toutes et tous, de progresser vers une santé globale, une de nos revendications historiques. Néanmoins, l’irruption du capitalisme de surveillance dans ce secteur est une menace : celle d’une individualisation accrue de la santé et de l’accélération du délitement du modèle social de protection collective que nous avons toujours défendu.

Il revient donc aux militants socialistes de trouver les conditions de faire advenir un chemin pour un progrès technique qui bénéficie à chacun individuellement et collectivement, sans renforcer les dérives d’un système capitaliste qui interdit déjà à trop de citoyennes et de citoyens de se soigner.


Contributeurs :
Nathanaël Suaud, militant (81),
Rémi Cardon, sénateur (80),
Emma Rafowicz, députée européenne (75),
Chloé Ridel, députée européenne (30),


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