ON DÉPENSE UN POGNON DE DINGUE MAIS OÙ VA L’ARGENT ?


Thème : Economie


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Le sol français, depuis plusieurs années, vibre sous l’écho d’une interrogation devenue fréquente : mais où donc file l’argent qui se déverse dans les caisses de l’État et des différentes administrations publiques ? Les Gilets jaunes, hier, ont porté cette question avec fougue, traduisant un malaise profond

: celui d’une fiscalité perçue comme pesante, associée à un sentiment d’insatisfaction grandissant devant la qualité et l’accessibilité des services publics. Si l'on confronte ces perceptions à la réalité, on note pourtant que la dépense publique en France, ces dernières décennies, a bien souvent été le levier qui a amorti les chocs économiques et sociaux, voire garanti un haut niveau de protection sociale comparé à d’autres pays. Et cependant, le débat demeure vif : l’idée que la pression fiscale est trop lourde, d’un côté, et que la qualité des services n’est pas au rendez-vous, de l’autre, alimente sans cesse les discussions de comptoir et les débats politiques.

LA MONTÉE HISTORIQUE DES DÉPENSES PUBLIQUES

Pour comprendre l’ampleur du phénomène, il est utile de jeter un regard attentif aux chiffres. En 1960, la France consignait environ 35 % de dépenses publiques rapportées à son PIB. D’année en année, cette proportion a augmenté, dépassant 55 % en 2019, avant même la pandémie de Covid-19. Le principe d’Adolph Wagner – selon lequel plus une société se civilise, plus l’État voit ses dépenses croître – semble s’être vérifié au fil des décennies.

Il faut toutefois nuancer. C’est surtout pendant les Trente Glorieuses, de 1945 jusqu’aux années 1970, que la progression a été la plus rapide, atteignant un rythme annuel de +0,5 % en moyenne, alors qu’après 1980, cette croissance s’est ralentie autour de +0,2 % par an. Au-delà de ces chiffres globaux, la crise de 2008 et celle liée à la pandémie de 2020 ont laissé des empreintes fiscales et budgétaires considérables. En 2020, le déficit de l’État a atteint 195 milliards d’euros, surpassant le précédent record de 147 milliards enregistré à la suite de la crise financière de 2008.

La mécanique est bien connue : lorsque la croissance économique fléchit, l’État se tourne vers l’endettement pour soutenir la reprise. On parle de l’« effet ciseaux » qui décrit l’augmentation rapide des dépenses dans le même temps que les recettes s’étiolent. Mais la difficulté, en France, tient au fait que l’endettement a aussi perduré en phase de reprise économique. Ainsi, la dette publique, de plus en plus financée par les marchés financiers, soumet l’État à des taux d’intérêt qui fluctuent selon le jugement des investisseurs sur la solidité de nos finances publiques. La moindre variation à la hausse de ces taux rehausse la facture publique et accroît la tension budgétaire.

LA PROTECTION SOCIALE COMME PILIER MAJEUR

Plus de la moitié de l’augmentation des dépenses publiques tient à notre système de protection sociale, pivot d’un modèle marqué par la solidarité nationale. Santé, retraites, allocations chômage, prestations familiales : ce cœur du « vivre ensemble » aspire, à lui seul, près de la moitié du total des dépenses. L’évolution démographique, avec le vieillissement notable de la population, renchérit le poids des retraites et des dépenses de santé. Là réside une bascule historique : alors qu’en 1946, on

comptait 3,4 actifs pour 1 retraité, on n’en compte plus que 1,8 aujourd’hui. La charge fiscale – et particulièrement sociale – se concentre alors sur un nombre plus faible d’actifs.

Concomitamment, la part de financement de la sécurité sociale assurée par les entreprises a diminué. Depuis 1993, les exonérations de cotisations patronales sur les bas salaires se sont élargies, et la contribution des ménages, à l’inverse, n’a cessé de croître. Les politiques publiques de compétitivité et de désinflation compétitive ont justifié ce basculement, qui allège l’effort des entreprises mais fait peser sur les particuliers l’essentiel du coût de la solidarité. Dans la logique d’intégration à l’Union européenne, on a cherché à aligner les fiscalités et à préserver la compétitivité nationale, mettant ainsi en tension l’autre finalité historique du modèle français : l’égalité devant l’impôt et la recherche de la justice sociale.

LES SUBVENTIONS AUX ENTREPRISES ET LE GRAND PARADOXE

La situation se complexifie encore lorsqu’on constate que, hors dépenses sociales, la part des dépenses publiques est stable depuis le milieu des années 1980. Aux alentours de 32 % du PIB, elle ne traduit pas l’image d’un État devenu inarrêtable dans sa frénésie de dépenses générales. Pourtant, en coulisses, un mécanisme plus discret a pris de l’ampleur : les aides, subventions et crédits d’impôt versés aux entreprises ont nettement augmenté, passant d’environ 5 % à plus de 8 % ou 10 % des dépenses publiques totales depuis les années 2000. En 2020, ce poste représentait près de 120 milliards d’euros.

Ce phénomène réactive un vieux paradoxe : plus l’État incite par des subventions, plus il doit consacrer une partie de ses marges de manœuvre à soutenir l’économie privée. Au final, ceci finit par rogner les ressources disponibles pour les missions régaliennes classiques (éducation, justice, armée, etc.). On parle volontiers, depuis la crise de 2008, de cette tendance à « socialiser les pertes » lorsque les choses vont mal, tout en laissant les profits se privatiser dès que la situation redevient favorable. À ce titre, les ménages se sentent doublement victimes : contributeurs à la solidarité via des impôts plus lourds, et moins bien servis dans les services collectifs, alors même qu’ils voient fréquemment diminuer la qualité ou l’accessibilité de l’offre publique.

UNE SPÉCIFICITÉ FRANÇAISE ?

Si l’on compare la France à d’autres pays européens, c’est la place importante réservée à la protection sociale qui la distingue nettement. Environ un quart du PIB français est consacré aux dépenses de sécurité sociale, contre 19 % en Allemagne et 17 % en Espagne. On rencontre ici des choix de société et d’organisation économique différents, en particulier outre-Rhin, où une partie considérable de la couverture santé ou des retraites s’organise dans le privé et ne compte donc pas dans les dépenses publiques de l’État. Ainsi, ce qui apparaît en France comme un alourdissement des finances publiques relève pour partie d’un modèle plus « socialisé » – et potentiellement plus équitable pour les bas revenus – que chez certains voisins.

Dans le reste des dépenses, la France n’apparaît plus comme une exception démesurée. Le soutien public à l’économie (via subventions) reste l’autre grand différentiel : 2,6 points de PIB de plus que l’Allemagne. Si l’on exclut les dépenses sociales et ces soutiens, la France se situe à peine trois points au-dessus du niveau allemand.

LE DÉFICIT, ENTRE MYTHE ET RÉALITÉ

Un constat contre-intuitif apparaît dès lors qu’on expurge la charge de la dette et les subventions publiques du déficit : la France ne serait pas chroniquement déficitaire depuis les années 1980. Sans

ces deux postes, les finances publiques auraient même présenté des soldes plutôt proches de l’équilibre, hors crises majeures comme celle de 2008 ou celle de 2020. Cela relativise l’idée d’un

« laxisme français », même si, évidemment, il convient de tenir compte de l’importance de la charge d’intérêts et de la dette dans la décision budgétaire globale.

LES SOLUTIONS POSSIBLES : DE LA JUSTICE FISCALE À L’INVESTISSEMENT SOCIAL ET ÉCOLOGIQUE

Dans le tumulte de ce panorama budgétaire, surgit la question cruciale des solutions. Il est possible d’envisager plusieurs orientations. D’abord, l’impôt doit retrouver la confiance des citoyens en renouant avec sa vocation redistributive. Une fiscalité plus progressive, axée sur une contribution équitable selon la capacité de chacun, est un levier. À cela s’ajoute la lutte renforcée contre l’optimisation et l’évasion fiscales, qui parasitent l’effort collectif.

Ensuite, on peut envisager un rééquilibrage de la contribution des entreprises à la solidarité : il ne s’agit pas de briser la compétitivité, mais de veiller à ce que les exonérations de cotisations patronales et autres crédits d’impôts aient un sens économique clair et une évaluation rigoureuse de leur efficacité. La multiplication des aides doit être conditionnée à des engagements fermes de la part des bénéficiaires, que ce soit en matière d’emploi, de formation ou d’innovation.

Par ailleurs, la question du financement du système de retraite invite à revaloriser la place des seniors dans l’emploi, afin de mieux partager l’effort contributif, plutôt que d’appeler sans cesse des jeunes moins nombreux à supporter la totalité de la charge.

En outre, face au défi écologique, il devient impérieux de repenser la dépense publique comme un investissement social et environnemental : rénovation énergétique des bâtiments, transition vers des mobilités durables, soutien à l’innovation verte. Ce sont autant de domaines où l’État, épaulé par l’Union européenne, peut agir puissamment.

Enfin, plus globalement, la nécessité d’un renouveau démocratique se fait sentir. Mieux associer les citoyens au contrôle de la dépense, clarifier les comptes de la nation, accroître la transparence budgétaire, favoriser le débat sur l’utilité des politiques publiques : voilà qui pourrait rétablir un lien de confiance et donner un sens plus partagé à la contribution fiscale.

Une France crispée sur la question fiscale et méfiante sur l’efficacité de ses services publics interroge son modèle. Or, ce modèle, pour ambitieux et généreux qu’il soit, doit composer avec un paysage financier mondialisé, une démographie évolutive et des choix politiques successifs qui ont transféré la charge de solidarité vers les ménages.

L’argent public, lorsqu’il est dépensé avec lucidité, ambition et cohérence, n’est pas un gouffre, mais un ciment de la cohésion collective. Pour autant, la soutenabilité de ce système n’est pas automatique. Elle appelle une réflexion de fond sur notre structure fiscale, sur la juste contribution de chacun, sur la sincérité des engagements sociaux et sur la priorité à donner à la transition écologique.

Et si, à travers les soins, les écoles, la protection face à l’inconnu, l’investissement dans l’innovation et la refonte écologique, on redonnait son plein sens à la dépense publique ? Voilà peut-être l’enjeu le plus déterminant d’une société en quête de justice et de perspectives d’avenir. Dans ce cheminement, la France, soutenue par l’Europe, peut retrouver l’équilibre entre l’impératif de solidarité et la maîtrise éclairée de ses deniers, servant ainsi le bien commun de manière concrète et lisible, sans renoncer à la noble ambition de protéger et d’élever le destin collectif.


Contributeurs : Mathieu Gitan


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