Pour un universalisme du 21è siècle, inclusif, au coeur des valeurs de gauche


Thème : Universalisme républicain et identités


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Une tension traverse aujourd'hui la société française : elle oppose l'universalisme républicain, socle des principes fondamentaux de la République depuis deux siècles aux revendications identitaires qui en contestent aujourd’hui la validité.

Ce qu'il est d'usage d'appeler l'universalisme républicain trouve son origine dans une vision de l'être humain selon laquelle toutes et tous sont également dotés de droits naturels et de raison, ainsi que sur une vision de la nation comme une construction politique de citoyens et non pas comme une communauté ethnique déterminée.


Distinguer la sphère du citoyen de la sphère de l’individu

L'universalisme républicain met l’accent sur ce qui nous rapproche, sur tout ce que nous avons en commun comme citoyens égaux. Ces valeurs essentielles héritées des Lumières et de la Révolution, enrichies par la notion-valeur de la laïcité, se trouvent aujourd'hui confrontées à une offensive de la part des partisans du relativisme culturel, du multiculturalisme et du « wokisme ». Toutes ces idéologies « différentialistes », le plus souvent d'origine anglo- saxonne et construites sur des affiliations communautaires, s'opposent frontalement à la conception française de la nation. Leur argument principal : l'universalisme républicain serait une supercherie, une façade abstraite, promue par les élites françaises niant la réalité des inégalités et des discriminations sociales, ethniques, liées à la religion ou à l'orientation sexuelle (le cumul-croisement de ces discriminations ayant été conceptualisé sous le vocable d'intersectionnalité).

La revendication universaliste serait le paravent commode à l'abri duquel se perpétuerait un modèle de domination des classes au choix ou cumulativement, dominantes, françaises, blanches, colonialistes, impérialistes, capitalistes, masculines, judéo-chrétiennes, hétérosexuelles. Selon cette approche, à l'image de ce que propose Franz Fanon dans «Peaux noires, masques blancs», toutes les minorités seraient légitimes à revendiquer leur émancipation en revendiquant leur identité propre pour faire disparaître leur situation d'oppression. Ces thématiques n’ont-elles pas d’ailleurs commencé à infuser, à certaines périodes, au sein même du parti socialiste ?

A la communauté universelle de droits et de raison promues par l'universalisme, qui s'appuie sur ce que toutes les femmes et tous les hommes ont en commun, le wokisme et le relativisme culturel substituent une anthropologie basée sur les différences, qui conduit au morcellement de l'humanité en minorités exclusives voire antagonistes. En outre, ils mettent l’accent sur le fait que ces identités seraient souffrantes parce que non reconnues. Cette démarche repose sur une sorte d’étiquetage des citoyens, assignés désormais à des identités particulières incompatibles, voire rivales. Pour schématiser, comme l’écrit en substance Nathalie Heinich, « Définir le républicanisme à la française comme l’idée que les individus sont semblables constitue un double contre-sens. Défendre l’universalisme c’est considérer que les citoyens (et non les individus) sont égaux (et non pas semblables) ».


Écouter et rassembler : mettre en avant ce qui nous réunit plutôt que ce qui nous sépare

Il n'est pas question ici et pour nous de nier les insuffisances des réalisations du modèle républicain universaliste. La proclamation de l'identité des droits entre tous les citoyens d’une même nation s'est accompagnée du maintien de solides inégalités et discriminations. Le droit de vote n'a été accordé aux femmes que très tardivement en 1944, la domination coloniale n'a cédé que contrainte et forcée par la volonté des peuples colonisés d'accéder à leur indépendance. Les zones d'ombre ne manquent pas. Alors que la République s'est accommodée sans difficulté d'une exposition coloniale à Paris en 1931, il ne faut pas négliger non plus les phénomènes de subjectivation chez les jeunes issus de l'immigration face à l'histoire coloniale française ou européenne, alors qu'ils sont porteurs de la mémoire collective de leurs ancêtres.

Ne faut-il alors pas prendre d’une autre façon la mesure des ressentis douloureux des victimes du racisme aux Etats-Unis et ailleurs ? La réponse à ces analyses, qui nomment des réalités et expriment légitimement «la colère, la douleur du dominé», ne peut pas être un rejet pur et simple et un repli frileux sur l'Aventin d'une tradition républicaine souvent mal comprise des jeunes générations et qui fut peu regardante dans l'Histoire sur les injustices sociales. Aucune position de surplomb ne serait acceptable. Il y a une modernité indiscutable et un apport stimulant de la pensée «décoloniale» et des études de genre. La prise en compte des phénomènes de domination est indispensable et salutaire, et la reconnaissance de leur multiplicité à travers l'expression «d'intersectionnalité» est une idée féconde. Tout comme nous reconnaissons qu'il est légitime de «donner une voix au chapitre» à des groupes sociaux ou ethniques invisibilisés ou réduits à une condition subalterne au cours de l'histoire.

La question est alors de savoir si les réalités d'une société américaine, ou latino-américaine, construite sur l'esclavagisme puis marquée par le racisme, et peu perméable au concept de classe, sont transposables dans d'autres aires géographiques comme l'Europe où les classes sociales jouent un rôle majeur. Pour le dire autrement: faut-il «racialiser» la question sociale? Nous ne le pensons pas.

En effet, invalider l'universalisme au motif qu'il serait un produit de la «domination blanche» serait une erreur élémentaire de raisonnement, à la fois logique et éthique. Logique, parce que constater que toutes les promesses de l'universalisme républicain n'ont pas été tenues n'invalide pas pour autant le principe lui-même. Il s’agit bien d’un principe fondamental qui reste un idéal à atteindre et doit orienter l'action publique et les politiques nationales. Éthique, parce l'universalisme, comme toute oeuvre de la pensée, ne peut être condamné au seul motif de son origine «occidentale-euro-blanche», sauf à vouloir reproduire précisément ce que dénonce la pensée décoloniale, c'est à dire l'absence a priori de reconnaissance de l'Autre. La pensée, la culture, l'art, ne doivent pas être assignés à leur origine alors que, dans l'instant même de l'acte qui les produit, ils s'en émancipent, échappent à leurs créateurs et deviennent une offrande à la pensée et à l'humanité toute entière, livrée à l'analyse, à la discussion, à la critique et à la recomposition.

La réponse, dans la recherche d'un juste équilibre, consiste alors à écouter et à prendre au sérieux ces revendications mémorielles, ces demandes de reconnaissance, ces critiques et ces mises en cause, à accepter d'être confronté à la contestation de sa propre légitimité, et à construire en commun une réponse qui les intégrera dans une démarche universaliste et républicaine pleinement inclusive et pleinement revendiquée.

Certains adversaires de l'idéal républicain refusent même la prémisse initiale que constitue la reconnaissance d'une humanité qui a l'essentiel en partage. Leur vision anthropologique nie l’ensemble des citoyens composant une nation pour ne voir que des individus et des communautés. Elle dévalorise le commun, le partagé, et survalorise le spécifique, le particulier.

Dans une sorte d’hystérisation de la recherche de la pureté, du refus du mélange, cette vision différencialiste devient l'instrument de définition de soi, d'identification à un groupe exclusif. Ainsi, comme nous l’avons constaté récemment dans certaines revendications, seul un comédien homosexuel pourrait jouer un homosexuel, seul un traducteur noir (ou mieux, une traductrice noire) saurait traduire une poétesse noire, et cela au nom du refus de «l’appropriation culturelle».


De l’exaspération de l’identitarisme aux risques du clientélisme

Notre époque souffre donc d'une exaspération de « l’identitarisme » qui n’est pas sans faire apparaître de fortes contradictions comme aujourd’hui dans une défense « molle » des femmes iraniennes menacées de mort sans voile intégriste au nom dont on ne sait quelle liberté à défendre au profit de femmes musulmanes voilées. Hors de mon identité méprisée, souffrante, niée, manipulée par des dominants qui doivent payer pour tous les crimes commis par l'Occident depuis plusieurs siècles, point de salut !

Dans ce débat théorique et existentiel qui désormais fait rage aussi bien dans les universités qu'au sein de la jeunesse, le parti socialiste doit mener et faire valoir une analyse solide et argumentée. Alors que d'autres partis comme LFI ont donné force à ces controverses pour attirer à eux une frange de l'électorat, jeune et sensibilisée, en flattant exagérément certaines communautés.

Dans ce contexte, cette contribution est un appel à réagir, surtout à relancer la réflexion intellectuelle, même si elle est complexe. Nous tentons dans ce texte d’apporter une modeste première pierre à la réhabilitation de l'exigence de compréhension du monde, de la nation, fidèle à nos valeurs fondamentales. C’est bien cette exigence de réflexion sur nos principes pour définir ensuite notre action politique qui devrait animer le parti socialiste.

L'exaspération montante des revendications identitaires conduit à s'interroger sur la pertinence même de la notion d'identité. Valoriser celle-ci, la préserver, la maintenir, la faire reconnaître, dans une démarche éperdue dont le moi et le semblable à moi - donc le différent des autres - est la raison d'être indiscutée et insurpassable, cela mérite d'être passé au crible de l'examen.

Si on en vient au terrain politique qui constitue le centre de nos préoccupations de militants, ne voit-on pas comment le différentialisme fait aisément le lit du clientélisme dans la conduite de politiques nationales ou locales ? Poussée à l’extrême, cette vision de l’ensemble de nos concitoyens mettrait en grand danger la démocratie elle-même.

En effet, l'ère des identités serait l'ère des narcissismes légitimée par une auto-victimisation perpétuelle qui s’apparenterait à une formidable régression intellectuelle, une privation d'humanité, donc d'une part de soi-même. Car, au fond, la revendication identitaire n'aboutit- elle pas au refus de l'autre au nom de soi-même ?

Dans un texte récent, Delphine Horvilleur, rabbin, femme, Française, stigmatise les obsessions identitaires et considère qu'il faut savoir s'arracher à ses origines. Ainsi, comme « chacun de nous possède de multiples identités », pouvons-nous converger avec elle quand elle qualifie de « morbide » l'identité qui assigne à résidence, enferme dans son ethnie, sa couleur de peau, son orientation sexuelle ou sa religion.


De l’acceptation de l’autre à la solidarité et la prise de responsabilité

Certes, le retour aux racines, à la chaleur humaine que peut représenter la communauté témoigne d'un manque de partage, d'un sentiment de froid et de solitude dans le monde. Mais la dénonciation de l'appropriation culturelle, justifiée au départ pour donner une voix à ceux dont elle a été éclipsée dans l'histoire, enferme désormais dans des identités alors que la vie consiste à se construire en allant chez les autres. La rencontre avec l'altérité n’est-elle pas essentielle ?

Nous sommes tous des additionnés, il faut bien faire avec nos héritages et les emmener quelque part, il faut aussi faire avec les autres, tous les autres, surtout s’ils sont différents. Alors qu'elles sont composites et complexes, la simplification caricaturale et radicale de nos identités a tendance à transformer l'Autre en ennemi.

La caractéristique des positions exprimées dans la sphère « woke » est l'absence de sympathie, d'empathie, de bienveillance, d'amour osons le terme, pour le non-soi, le différent, forcément indifférent ou même hostile, le dominant forcément dominateur. On entre alors dans un monde de hargne et d'intolérance, incapable de prendre en compte les faiblesses humaines, autrement que sur le mode de la dénonciation.

Une lecture peut nous aider à mettre en place une approche différente, celle de la métaphysique d'Emmanuel Levinas qui a approfondi et donné toute sa force à l’altérité. Au départ il constate que les êtres humains sont nativement dans des rapports de forces les uns avec les autres et constituent donc violence pour autrui. C’est par la présentation de son visage à l’autre, par la nudité de celui-ci, que chacun accède à l'extériorité. Et, par sa franchise, sa rectitude, son absence de défense, que le visage commande aux autres «tu ne tueras pas». Pour Levinas, cette manière de se présenter à l’autre désarme la violence du monde, exprime une exigence d’humanité réciproque, renvoie à la responsabilité de tous par chacun.

Cette responsabilité décrite par la phrase de Dostoïevski dans « Les Frères Karamazov » : « Chacun de nous est responsable devant tous, pour tous et pour tout, et moi plus que tous les autres ».


Quelle maxime d'action tirer de ce développement un peu métaphysique ?

Son premier intérêt, présenter une vision philosophique de l'identité comme étant d'abord celle de l'Autre en moi dans une interaction dont on ne peut se défaire. Cette approche contredit les logiques identitaires simplistes et les approches qui tendent à opposer les identités les unes aux autres.

Le deuxième intérêt est d’élaborer la substitution de l'Autre en soi comme la condition de toutes les conduites morales envers autrui. En cela, elle fournit une base originaire, immanente à notre humanité, à toutes les politiques qui sont centrées sur l'attention portée à l'autre. Qu’elles se nomment « intérêt général » ou « solidarité », elles sont non seulement souhaitables mais surtout inévitables, impératives, car conformes à notre nature humaine où je suis d'abord l'Autre et responsable de lui, au plus profond de moi-même.

En dernier lieu, elle valide le réinvestissement de la politique par la morale, le débat sur les valeurs morales ayant été occulté par la gauche depuis trop longtemps. Or il est central. C'est bien en fonction des valeurs que tel diagnostic sur la société est posé, telle action publique décidée, tel choix fait par les électeurs. En ce sens, le travail intellectuel que nous préconisons doit revenir assez vite aux fondamentaux, aux valeurs essentielles qui donnent sens à l'action.

Cette approche de la notion d'identité, aujourd'hui en tension entre universalisme et communautarismes pour aller vite, est un exemple du travail intellectuel et politique de refondation que nous proposons au Parti socialiste de mener afin de renouer avec nos valeurs pour gagner la bataille des idées du 21ème siècle.


Signataires :

Christophe Chamoux Fédération de Paris,

Lyne Cohen-Solal Fédération de Paris,

Angèle Louviers Fédération de Paris


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