Pour une troisième gauche

Signataires :  

Dominique Potier, Député de la 5e circonscription de Meurthe-et-Moselle Frédérique Cogné, militante PS 

Frederic Courleux, militant PS, collaborateur parlementaire 

Jean François Debat, Maire/Président de la communauté d’agglomération de  Bourg-en-Bresse, conseiller régional Auvergne-Rhône-Alpes 

Marie-Claire Donnen, conseillère régionale Grand Est   

Gwendal Ropars, militant PS  

Philippe Segretain, militant PS 

Michaël Weber, conseiller régional Grand Est  

La  gauche  a  longtemps  été dans  notre  imaginaire  cette  «petite  sœur  espérance »  dont Péguy disait qu’elle aimait ce qui n’est pas encore et que sur la route interminable, elle  seule nous porterait pour traverser les mondes révolus. Son effacement durable de notre  paysage politique serait d’abord une mauvaise nouvelle pour la démocratie. C’est, en effet,  la clarté du débat politique qui, telles les rives du fleuve, lui donne sa force. Les limites  géographiques de celles-ci peuvent évoluer, des eaux profondes  relier des courants de  pensée au-delà des lignes partisanes, des passerelles se tendre ici et là, mais lorsque les  rives s’effondrent nous prenons le risque de faire du fleuve un marécage.  

Un  trop long effacement serait également une mauvaise nouvelle pour notre société et  pour la planète : il nous priverait de la longue expérience des régulations qui, nées de la  tradition  sociale-démocrate,  ont  contribué à donner  un  sens  humain  aux  mutations  contemporaines. Celle, sociale, de la  fin de la paysannerie et de la condition ouvrière à 

l’aube du XXème siècle et celle, après-guerre, de l’Etat-nation dans le triple mouvement  de la construction européenne, de la décolonisation et de la décentralisation.  

Si  nous  mesurons  aujourd’hui  la  grande  fatigue  d’une  démocratie  que  le  choc  de  la  pandémie  n’a  pas  permis  de  ranimer,  nous  pouvons  aussi  discerner  les  signes  de  renaissances culturelles. Notre horizon est bouleversé par la conscience vive de la fragilité de notre humanité, dans ses dimensions à la  fois biologique et éthique. Réparer le lien  indéfectible entre notre maison commune et la dignité humaine est devenu notre tâche  politique la plus urgente. 

Cette  visée  politique,  affranchie  du  mythe  prométhéen,  s’enracine  dans  une  nouvelle  intelligence de notre finitude et de notre interdépendance sociale et écologique : « tout  est lié ». Elle s’exprime notamment à travers l’intérêt intellectuel et pratique suscité par  le concept de «one health» («une seule santé»), apparu dans les années 2000, qui défend  une approche intégrée de la santé humaine et environnementale. ASla croisée de la science  et du politique,«une seule santé» apparaı̂t comme une façon de nous insérer dans un récit  commun, une terre promise.  

Un double héritage  

C’est  dans  cet  esprit  du  temps  présent  que  je  veux  esquisser  la  proposition  d’une  troisième gauche comme cadre et creuset d’une  refondation idéologique, une  façon de  contribuer, à bonne distance, au débat politique actuel. Cet essai s’inscrit naturellement  dans le continuum historique de la deuxième gauche et de sa «jointure» avec la première  telle qu’elle marqua notre vie publique. Il ne me revient pas ici de faire l’inventaire des  promesses et des limites de ces deux cultures, juste de souligner quelques  traits utiles  pour demain.  

La  deuxième  gauche  fut  d’abord  une  foi  dans la  capacité transformatrice  de la  société civile dans tous ses compartiments : entreprises, associations, territoires... Animée par ce  concept  de «capabilité»  que j’emprunte à Amartya Sen, elle  participa  d’un mouvement  d’émancipation générale vis-à- vis de la norme, doublé d’un souci d’agilité et d’efficience  en  vue  du  bien  commun.  Nul  ne  conteste  que  cet  affranchissement  des  lignes  traditionnelles de l’action publique a profondément régénéré l’action politique. Pour une  part  d'entre  elle  cependant,  la  deuxième  gauche  s'est  abı̂mée  devant  la  montée  de  l’individualisme et d’une mondialisation «sans foi ni loi ». La confusion entre les valeurs  d’autonomie et la conquête infinie des droits individuels  fut  oublieuse  tant des limites  d’une planète aux ressources finies que d’une société orpheline de lien et de sens. La vertu  du  réalisme  économique  et  budgétaire  s’est  travestie,  par  un  mélange  de  paresse  intellectuelle et de cynisme, en une vision dogmatique de l’adaptation à la mondialisation.  Ce constat ne tend pas à idéaliser une première gauche marquée par sa verticalité et la  mise en scène aussi radicale que trop souvent vaine du rapport de force entre l’Etat et le  marché.  Nous  savons  d’expérience  les  limites  des  vieux  instruments  publics  pour  gouverner  les  ressorts  d’une  modernité caractérisée  à la  fois  par  une  dynamique  de  réseaux  et  d’hyper  puissances  privées  qui  n’obéissent  plus  aux  cadres  administratifs  traditionnels ni aux frontières nationales.  

Nous  pressentons  la  double  urgence  d’une  puissance  publique  authentiquement  régulatrice et d’une conversion de la pratique de l’ensemble des acteurs sociaux.  

Héritiers de ces deux traditions et à l’aube d’une décennie critique, nous pressentons la  double  urgence  d’une  puissance  publique  authentiquement  régulatrice  et  d’une  conversion de la pratique de l’ensemble des acteurs sociaux, dans la multitude des champs  et des échelles de transformations attendues. Une régulation qui institue les voies d’un  partage des ressources à la hauteur du péril climatique et, au sein de la société civile, une  conversion inédite qui ne se limite pas à ce qui dans le «colibrisme» ou l’idéologie des  petits pas, s’apparenterait à la poursuite de la fiction libérale. Une troisième gauche donc.  Une  grammaire  et  un  récit  qui  nous  sortent  par  le  haut  des  controverses  stériles  et  périlleuses  opposant Etat  de  droit  et  souveraineté populaire,  Nation  et  universalisme, droits humains et justice sociale. Une troisième gauche qui en quelque sorte réconcilie les  deux premières en les prolongeant. Une troisième gauche enfin, qui par ses paroles et ses  actes  soit  de  nature  à lever  la  défiance  populaire  et  celle  de  la  jeunesse  à l’égard  d’institutions politiques dont la vocation est de porter leur espérance.  

Trois principes pour baliser le chemin  

Une nouvelle gauche pourrait être porteuse de trois principes dans le débat républicain,  afin de baliser le chemin étroit qui va de la tragédie annoncée à ce qui peut devenir une  épopée collective autour de transitions devenues essentielles.  

Le premier est celui d’une « souveraineté solidaire1» que nous pouvons opposer à la fois  aux  impasses  d’une  souveraineté solitaire,  et  à une  mondialisation  sans  âme  et  sans  peuple.  La  perspective  est  celle  de  la  libre  délibération  d’une  communauté politique,  comptable des conséquences de ses choix  tant au bout de la rue qu’au bout du monde.  Nous trouvons l’écho de cette aspiration à agir -non pas sans frontières mais au-delà de  celles-ci- dans le dessein européen de renouveau du multilatéralisme. En témoignent la  recherche  actuelle  de  mécanismes  de  lutte  contre  le  scandale  de  l’évasion  fiscale,  d’inclusion du principe de réciprocité dans des échanges commerciaux plus équitables, ou  encore d’innovations législatives telles que le devoir de vigilance des multinationales pour  prévenir et réparer les atteintes graves au droits humains et à l’environnement dans les chaı̂nes de production mondialisées. 

Le  deuxième  est  celui  d’une  individuation  qui  rompe  avec  l’individualisme  comme  idéologie  culturellement  dominante. C’est  dans l’accomplissement  de  sa  vocation  citoyenne que chaque personne est appelée à consolider l’Etat de droit qui, tel un ruban  de Möbius, garantit en retour sa liberté et son caractère « irremplaçable2». L’engagement,  fait d’un alliage subtil de droits et devoirs, est ainsi constitutif d’une société civique. Une  telle société suppose un apprentissage inclusif et universel de la fraternité, des espaces et  des  temps  de  démarchandisés.  Elle  suppose  également  de  faire  de  la  prévention  des  inégalités de toute nature la mission première de l’Etat providence, un cadre de justice  sociale  et  territoriale  conçu  comme  un  investissement  dans  une  citoyenneté qui  en  devienne le creuset. 

Le troisième est plus transversal. «La fin justifie les moyens... j’ai l’expérience du contraire:  la façon dont on poursuit ses propres idéaux, son style de vie, décide si la fin mérite d’être  réalisée3». Cette pensée d’Erri de Luca est d’abord un appel à une attitude éthique dans  l’exercice du pouvoir. Elle est aussi une invitation à privilégier les processus inscrits dans  le temps aux victoires éphémères qui nourrissent la désillusion, à explorer les processus  qui articulent l’action publique de l’Etat et la mise en mouvement en profondeur de la  société civile.  Il  en  est  ainsi  du  besoin  criant  de  planification,  d’une  métrique  des  transitions et d’un aménagement du territoire qui permette aux collectivités territoriales  d'exprimer pleinement leur capacité d’innovation. Autre exemple, les travaux récents sur  l’entreprise comme acteur politique, qui soulignent un double enjeu de démocratie: en  son sein, par la co-determination avec des salariés reconnus comme partie constituante,  mais  également  avec  la  société,  en  donnant  aux  citoyens  les  moyens  de  peser  sur  l’économie, grâce à une  comptabilité,  des indicateurs et  une  certification intégrant des 

normes sociales et écologiques communes. Dans cette question des moyens et des fins, le  langage, trop longtemps angle mort du débat politique, devient ici un champ de recherche  et d’action essentiel pour une vie démocratique éclairée et affranchie des servitudes de la  communication. 

«Soi-même comme un autre 4 » est le fil commun de ces trois balises qui tracent la voie d’un  humanisme à l’heure de l’anthropocène et redonne toute sa place à la fraternité dans le  triptyque  républicain.  Dans  la  quête  de  cette  troisième  gauche,  nous  devrons,  avec  la  même passion, renouer le lien abı̂mé entre science et démocratie d'une part, mais aussi  entre  sens  et  démocratie  d'autre  part,  qui  est  au  cœur  de  la  laı̈cité.  Cette  dimension  spirituelle  qui  nous  libère  du  matérialisme  est  à la  source  même  de  la  révolte  contre  l’injustice. Elle seule nous donnera la force d'investir d'autres dimensions de l'existence,  et l'ouverture à « d’autres vies que la mienne », la force en somme de vivre, sans violence,  la révolution du partage, et de quitter la vieille croissance pour une nouvelle prospérité.  

AS la  question  de  la  visée  éthiquePaul  Ricoeur  apporte  une  réponse  qui  éclaire magistralement cette esquisse d’une troisième gauche : «Une vie bonne, avec et pour les  autres,  dans  des  institutions  justes  ».  Nous  pouvons  lire  cette  définition,  non  de  façon linéaire mais  circulaire. Une institution juste - l’essence même  du  politique - se juge à l’aune  de  la  façon  dont  elle  aura  permis  à chacun  d’accéder  dans  une  égale  dignité à l’estime de soi, avec et pour les autres. Et par là même, d’être en capacité de générer des  institutions justes, dont nous faisons l’expérience qu’elles sont notre assurance-vie.  

  1. Ce concept a été proposé par la juriste Mireille Delmas-Marty. Voir notamment Mireille Delmas-Marty, « Profitons de la  pandémie pour faire la paix avec la Terre », Le Monde, 17 mars 2020. 
  2. Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015. 
  3. Qu’est-ce que la gauche ? : plus de trente personnalités répondent. Fayard, 2017.  
  4. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. 5. Ibid.
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