Thème : Économie
Cette contribution thématique entend exprimer l’analyse économique et sociale attendue par les militants socialistes qui pensent le moment venu d’un choix social-démocrate adapté aux exigences de notre époque. Refusant le double discours qui ne trompe plus personne entre rêve d’une société libérée du capitalisme et opportunisme vide de sens, nous définissons ce projet comme l’articulation d’une économie d’entreprise régulée et de la réduction des inégalités par la redistribution et les services publics[1].
Constat : alors qu’au total (consommation et investissement), la France dépense plus qu’elle ne produit, compromettant toujours plus sa souveraineté[2], la solution ne viendra pas d’un surcroit magique de croissance (a fortiori dans le contexte de sobriété écologique). Ainsi, pour la décennie à venir, on peut espérer un potentiel d’augmentation du PIB d’un peu plus de 1 % par an[3], dont l’essentiel devra donc être consacré au « mur d’investissement » de la transition énergétique et au rétablissement de notre balance commerciale en particulier par un effort de réindustrialisation[4].
Partant de là et de notre définition de principe, la démarche sociale-démocrate se décline logiquement en deux lignes de force complémentaires[5].
1) La compétitivité des entreprises : conformément à notre conception d’une économie de marché, c’est à elles qu’il revient d’assurer la plus grosse part du défi productif, ce qui suppose non seulement qu’elles dégagent une rentabilité suffisante, mais aussi qu’elles l’utilisent à financer usines et centres de recherche sur le territoire national[6]. D’où les orientations suivantes :
- la compétitivité prix exige de maîtriser les charges fiscales et sociales. Il faut donc oublier ce réflexe consistant à taxer les entreprises chaque fois que la puissance publique manque d’argent. S’agissant de l’impôt sur les sociétés (IS) qui est devenu un déterminant essentiel dans la compétition mondiale pour la localisation du capital, on n’échappe pas à s’aligner sur l’attractivité de nos proches concurrents[7]. De même, il n’y a globalement pas à revenir sur l’allègement depuis la présidence de F. Hollande des cotisations qui pesaient mécaniquement sur l’emploi. Sous cet angle, la modulation en faveur des plus petits salaires ne se comprend pas comme un cadeau au patronat, mais un atout du modèle français pour protéger les travailleurs moins qualifiés[8]. Et ce, même si le profil doit en être amélioré pour éviter le risque de « trappe à bas salaire » ;
- en matière de rémunération du travail, la culture sociale-démocrate considère que l’État n’a pas à être directif car elle préfère s’en remettre aux partenaires sociaux. Dans ce cadre, le Smic demeure néanmoins un filet de sécurité contre la régression du pouvoir d’achat, la priorité étant d’agir pour l’actualisation des grilles et des minima conventionnels[9]. Sur la négociation des salaires, indissociable de celle des conditions de travail, un meilleur équilibre doit venir d’une capacité renforcée des travailleurs à se faire entendre via leurs représentants syndicaux, quelle que soit la taille de l’entreprise. Pour qu’ils disposent à ce titre d’une information loyale quant aux données de la concurrence, notamment sur les investissements dont dépend la compétitivité hors prix, il y a besoin qu’ils participent pour au moins un tiers aux organes de gouvernance[10] ;
- dans un paysage de croissance ralentie, la hausse des prix est devenue un poison insupportable pour les conditions de vie des classes populaires. À cet égard, les socialistes peuvent revendiquer le courage d’avoir libéré la France du fléau des dévaluations sans fin en se ralliant en 1992 au modèle maastrichtien de lutte contre l’inflation[11]. Sans doute les critères initiaux de contrôle des déficits excessifs sont-ils devenus clairement caducs : ils devront être remplacés par une cible d’équilibre primaire des comptes publics (i.e. hors intérêts de la dette), le message compréhensible par le plus grand nombre étant de réserver l’endettement (y compris par le soutien de la Banque centrale) aux situations de choc exceptionnel[12]. Moyennant quoi, cette discipline permet d’optimiser la politique monétaire commune en faveur de la croissance ;
- face au défi vital de réussir en un quart de siècle la transition vers la neutralité carbone, la régulation du système appelle une nouvelle planification écologique (par la réglementation, l’encadrement des mécanismes de marché, la politique industrielle et de concurrence, la prise en compte d’indicateurs de qualité à côté de celui du PIB[13]) dans le cadre de l’UE.
- i/ La réglementation est indispensable pour écarter définitivement les comportements nocifs[14], mais son acceptation exige une stricte réciprocité dans les échanges extérieurs.
- ii/ En rendant les biens et services plus chers à raison de leur émission de CO2, le « signal prix » combine les avantages du marché tout en réorientant les techniques et la consommation vers les solutions décarbonées : sa lisibilité implique d’unifier tous les dispositifs (ajustement à la frontière[15], quotas, taxation) dans un mécanisme de « taxe au carbone ajouté » tout au long de la chaîne de valeur jusqu’au consommateur final, moyennant les compensations appropriées pour les plus fragiles.
- iii/ Plus efficace que la nationalisation, la prise en charge par la collectivité des coûts et risques de la transition[16]doit être rigoureusement encadrée par des contreparties vérifiables et l’aménagement du territoire.
- iv/ Enfin, une approche désormais sans naïveté de la mondialisation nécessite de convaincre nos partenaires de l’UE d’un traitement différencié entre le cercle des vrais amis (engagés avec nous sur les standards de plus haut niveau), les acteurs soumis à une réciprocité vigilante (notamment sur le respect du droit ou les normes écologiques) et les adversaires systémiques (envers lesquels aucune dépendance n’est concevable).
2) La redistribution entre les ménages : les enjeux de soutenabilité économique et écologique ne sont audibles que s’ils sont pondérés par la soutenabilité sociale. Outre la priorité à l’emploi de qualité, ceci oblige à réserver le peu de marge à l’amélioration du pouvoir d’achat des plus démunis. Au cœur du projet, on trouvera donc un puissant effort de transfert, via une double dynamique de clarification de l’appareil fiscalo-social et de consolidation des services publics, la condition de réussite étant de reconstituer le consentement citoyen à l’impôt et à la protection sociale :
- pour réhabiliter les prélèvements publics face aux dérives de la communication politicienne[17], la social-démocratie peut proposer une règle simple directement déduite de ses propres principes : « reporter l’imposition des revenus quand ils sont investis dans les activités productives, leur appliquer la progressivité de droit commun quand ils en sortent ». Afin d’être comprise, cette progressivité doit se construire de tout en bas avec un revenu de base jusque tout en haut en maîtrisant la disproportion de train de vie des plus favorisés ;
- en bas de barème, le but est de mettre fin aux désordres du fatras actuel (non recours, indus, complexité bureaucratique…) grâce au versement à la source des minima sociaux. La méthode la plus robuste et la plus juste serait d’intégrer, sous forme d’un impôt négatif à la base de l’IR, la garantie de revenu promise par la Constitution[18], la différence étant versée (ou prélevée) chaque mois sur le compte socio-fiscal du contribuable. Par son caractère universel, cette simplification radicale effacera toute dimension stigmatisante. Et elle libèrera les départements des tâches de guichet afin qu’ils se concentrent sur leur mission d’insertion ;
- en haut de l’échelle sociale, la « taxation des riches » ne doit plus être un slogan populiste, mais un moyen pratique de subordonner les écarts de fortune à l’intérêt général[19] en distinguant la dépense privée des rentiers de ce qui est immobilisé dans l’innovation, la productivité et l’emploi. Les outils à mettre en œuvre sont aujourd’hui bien documentés : traitement identique des revenus financiers et de ceux du travail[20], neutralisation des « niches » sur les plus-values en matière de succession, report d’imposition sur les revenus réinvestis[21], et en couronnement un nouvel ISF ciblé spécialement sur les plus grandes fortunes[22]. Ce paquet ne suffira pas à combler le déficit, mais est indispensable à la solidarité envers les plus modestes et à la cohérence de l’ensemble : on sait qu’un système socio-fiscal est globalement redistributif dès lors que l’une de ses composantes majeures est réellement progressive quand bien même les autres contributions demeurent proportionnelles ;
- ce qui laisse un rôle majeur aux prélèvements à grand rendement[23] pour parvenir à l’équilibre. À cet effet, le débat démocratique est seul légitime pour arbitrer entre niveau des dépenses et contribution des ménages, ce qui nécessitera des formes nouvelles d’intervention des citoyens, allocataires et usagers.
- Ainsi, notre régime par répartition peut assurer la solidarité intergénérationnelle entre actifs et retraités sans autre incidence sur notre compétitivité[24] à la condition que les uns et les autres soient associés à l’ajustement cotisations/prestations.
- De même, la CSG peut être un excellent levier pour calibrer l’effort que la société toute entière est prête (ou pas ?) à consentir face au vieillissement.
- Tout comme il faudra recréer une liberté pour les collectivités soumises à la sanction du suffrage de lever l’impôt sur leurs habitants pour payer le service rendu[25].
Conclusion. Alors que la confiance s’est perdue dans les acteurs publics, la social-démocratie du XXIème siècle est capable de la reconquérir, en premier lieu auprès des classes populaires, si elle apporte une réponse singulière, novatrice et réaliste. Au sens le plus fort de chacun de ces termes : i/ singulière par contraste avec les postures imprécation/incantation de nos concurrents ; ii/ novatrice en ce qu’elle saura expliquer pourquoi il faut s’engager sur des propositions concrètes « qui n’ont pas été essayées » ; iii/ et réaliste au sens où elle réhabilite la démarche du « parler vrai ».
Contributeurs : Wandrille DELAPORTE (Conseiller fédéral, Paris 75014), Marc WOLF (75012), Jean-Jacques CHATEL (Secrétaire fédéral, 28300), Stéphane CORDIER (1er Secrétaire fédéral, 28000), Dominique EDMOND (28300), Valentino GAMBUTO (Secrétaire de section, 28100), Jean Claude RENAUDOT (Secrétaire de section, 28240), Cheikh SENE (28300), Jean Pierre TANGUY (Secrétaire fédéral et Secrétaire de section, 28310), Benoît COGNE (44350), Baptiste MENARD (Bureau national, 59370), Robert VANOVERMEIR (Conseiller fédéral, 59650), Régis DELATTRE (Maire adjoint, 62220), Bernard ROSELL (66210), Nicole AZOULAY (75010), Pierre BARRAGAN (Conseiller fédéral, 75012), Barbara DELAPORTE (75014), Dominique DELAPORTE (75014), Liliane GISSELBRECHT (75012), Valentin GUENANEN (Conseiller d'arrondissement, 75014), Marc MANCEL (75004), Olivier ROSELL (75012), Alexandre RUIZ (75012), Bernard RULLIER (Bureau national, 75005), Maud TARNOT (75010), Gauthier VANTIEGHEM (75017), Olivier WOLF (75010), Méziane DAHLAB (Secrétaire de section, 80480).
[1] Cette vision s’oppose tant à la « théorie du ruissellement » propre au social-libéralisme qu’à la dérive étatiste portée par l’extrême-gauche.
[2] En 2023, la France a produit 2.823 Mds€ de biens et services (son PIB), utilisés pour 2.225 Mds€ en consommation (privée, ou collective au travers des services collectifs) et 654 Mds€ en formation brute de capital. Le bouclage se réalise en achetant plus au reste du monde (1.024) qu’en lui vendant (968), soit un écart de l’ordre de 2 points de PIB qui, chaque année, aggrave de façon cumulée notre dette extérieure.
[3] Un demi-point de progrès tendanciel de la productivité, et le reste par une meilleure mobilisation de l’emploi des jeunes, des femmes et des séniors.
[4] Répondant aux enjeux du rapport Draghi sur l’achèvement du « grand marché » et la récupération de l’épargne de l’UE.
[5] Donnant toute sa portée au concept jusqu’ici incertain de « politique de l’offre de gauche ».
[6] À cet égard, nous nous retrouvons volontiers dans le « théorème de Schmidt » (chancelier fédéral SPD en 1974) : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».
[7] La première fonction de l’IS est de garantir, quand les capitaux proviennent de l’extérieur, une taxation à la source du résultat revenant au pays où l’activité est réalisée. Quant aux actionnaires résidents, les rapports officiels montrent que le canal de prélèvement le plus efficace pour soutenir l’autofinancement est d’imposer le profit distribué chez les bénéficiaires plutôt qu’au niveau de la société.
[8] Ce dispositif est socialement plus juste que l’ultra-flexibilité pratiquée en Allemagne ou en Grande Bretagne.
[9] En pénalisant dans le calcul de leurs cotisations les employeurs qui tardent à ajuster leur tarif.
[10] Pouvant aller jusqu’à la parité - une « codétermination à la Française » portant sur les choix stratégiques - qui serait encouragée par un taux plus favorable d’IS. Pour nous, l’entreprise est bien un objet d’intérêt général, au-delà de celui de ses seuls propriétaires.
[11] L'idée était que la croissance est plus solide quand elle repose sur le partage négocié des gains de productivité, plutôt que sur la course entre prix, salaires et profits.
[12] Choc financier, sanitaire ou géopolitique : c’est précisément la neutralité du solde primaire en régime de croisière (tel que le poids relatif de la dette soit contenu) qui rend possible le « quoi qu’il en coute » en phase de crise. La social-démocratie européenne gagnerait à se rassembler sur cette stratégie de responsabilité solidaire.
[13] Santé, formation, environnement, niveau des inégalités.
[14] Exemple, l’interdiction à partir de 2035 de la vente de véhicules thermiques neufs.
[15] Il est essentiel que le « mécanisme d’ajustement carbone à la frontière » (MACF) lancé par l’UE sur quelques produits soit élargi à l’ensemble des échanges extérieurs pour neutraliser les « fuites de carbone » (i.e. la délocalisation artificielle des activités vers les pays moins engagés).
[16] Charges de reconversion, excès d’incertitude ou même insuffisance durable de rentabilité.
[17] D’un côté, les slogans contre « l’overdose fiscale ». De l’autre, l’impôt comme réponse unique refusant toute discussion sur la performance administrative.
[18] Cf. son préambule : « 5. Chacun a le devoir de travailler… 11. Tout être humain… a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ». La nouvelle première tranche du barème fonctionnerait ainsi dès 18 ans comme un « revenu de base » remplaçant les allocations existantes (RSA, prime d’activité, ASS, bourses d’étude). Tout s’oppose ici à l’illusion d’un « revenu universel » qui effacerait la valeur du travail.
[19] Cf. art. 1er de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». Il s’agit bien de trouver un compromis démocratique avec l’incitation nécessaire au travail, à la formation et à la prise de risque.
[20] L’abrogation de la « flat tax », marqueur emblématique du Macronisme, sera assortie d’un mécanisme rénové et euro-compatible d’imputation de l’IS d’amont (un « avoir fiscal » tel que l’administration puisse contrôler l’effectivité des montants concernés).
[21] Selon la même logique que pour l’épargne retraite. Cette option serait assortie d’un strict engagement de transparence sur les revenus et le patrimoine.
[22] Afin d’appréhender, pour un montant comparable, la capacité contributive (en dépenses somptuaires et d’influence) attachée à leur pouvoir dans la société.
[23] Avec une large assiette impliquant l’ensemble des bénéficiaires : cotisations sur les actifs, CSG ou TVA.
[24] Il ne s’agit que d’un transfert de pouvoir d’achat.
[25] Sous réserve de la péréquation qui garantira l’égalité entre territoires.