Quel programme économique pour affronter la nouvelle donne internationale ?
La nouvelle donne économique et géopolitique internationale oblige les partis qui aspirent à gouverner à repenser leur programme économique pour la France et pour l’Europe.
L’Europe déclassée
Le rapport Draghi a tiré la sonnette d’alarme. L’Europe est en voie de déclassement industriel. La productivité y croît désormais trois fois moins vite qu’aux États-Unis. L’Union européenne (UE) n’est, de surcroît, pas parvenue à créer la solidarité de fait sur le plan économique, jugée indispensable par ses pères-fondateurs pour favoriser l’intégration politique. Au demeurant, l’économie européenne ne forme pas une économie intégrée, mais reste structurée par des modèles nationaux aux spécialisations spécifiques, tributaires des choix financiers des holdings financières, insuffisamment portés vers l’innovation et la réindustrialisation des territoires où sont implantés leurs maisons-mères. La transition écologique est à l’arrêt, menacée par l’arrivée au pouvoir de gouvernements climato- sceptiques, et plombée par une discipline budgétaire interdisant le déploiement des politiques publiques. Le Pacte vert est d’une portée limitée. Il impose des normes environnementales, mais se réduit au sein de l’UE à un marché des droits à polluer, dont l’efficacité reste à établir. Il instaure vis-à-vis des pays tiers un Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE, qui s’avère peu protecteur pour les entreprises européennes.
En France, la politique de l’offre qui s’est déployée sous l’influence de l’Association française des entreprises privées a échoué à relancer l’investissement. Elle a creusé comme jamais les inégalités de revenus et de patrimoines. « Grâce » à la modération salariale (les salaires n’étant plus indexés à l’inflation) et à la pérennisation du CICE, le taux de marge des entreprises non financière atteint un pic historique. La baisses de l’impôt sur les sociétés et des impôts de production a accru le résultat net des grandes entreprises, assurant en 2024 un record de 100 milliards de dividendes et de rachats d’actions au bénéfice des actionnaires, dont les revenus sont moins taxés que les revenus du travail grâce à la flat tax, et dont le patrimoine financier est désormais exonéré d’impôt sur la fortune.
Dans une économie financiarisée où l’objectif des holdings est avant tout la maximisation du rendement boursier des titres qu’elles détiennent, cette politique ne ruisselle pas au bénéfice de la relocalisation des activités productives, du développement durable et de l’emploi. Elle a tari de 60 milliards par an les recettes fiscales et sociales, sans atteindre les objectifs de croissance annoncés dans les lois de finance. La sécession fiscale des classes riches a creusé inutilement le déficit public et le taux d’endettement. Elle prive la
puissance publique de ressources nécessaires au fonctionnement des services publics et à l’investissement public permettant d’adapter les infrastructures au changement climatique. De surcroît, chaque phase de reprise engendre de moindres recettes fiscales induites, contribuant à la persistance de l’endettement public à des taux élevés.
Le chantier de la justice fiscale
Rétablir la justice fiscale est donc le préalable pour corriger les inégalités et redonner des marges de manœuvres pour l’action publique. A cet égard, il est indispensable de mettre en chantier une grande réforme fiscale instaurant des impôts progressifs à bas taux, assis sur des assiettes larges et mettant à contribution tous les revenus et patrimoines.
S’agissant de la fiscalité sur les revenus, l’assiette de la CSG, non mitées par les niches fiscales, est candidate au remplacement de l’actuelle assiette, trop étroite. Elle réintègrerait les revenus du capital dans l’assiette de l’impôt progressif sur le revenu et abolirait la flat tax. Elle devra être assortie d’un crédit d’impôt forfaitaire par enfant, plus juste que le quotient familial qui bénéficie peu aux ménages modestes dans le système actuel.
S’agissant de la fiscalité du patrimoine, l’assiette de l’impôt Zucman est une bonne base pour asseoir l’impôt sur le patrimoine sur une assiette plus large que celle de l’ancien ISF, et qui soit de nature à freiner l’accumulation de la rente financière.
S’agissant de la protection sociale obligatoire, le financement du régime de retraites par répartition doit rester exclusivement assis sur des cotisations assises sur les salaires parce que cette prestation est directement liée au périodes de la vie au travail. Tant que le partage de la valeur ajouté reste défavorable au salariés, le tableau de marche fixé par la réforme Touraine pourra être modulé en cas de déséquilibre structurel. Le financement de la protection sociale universelle (santé, famille) pourra combiner la cotisation salariale et l’impôt, comme il le fait déjà grâce à la CSG, créée par Michel Rocard. Cette dernière pourra être rendue progressive, sans craindre le grief du Conseil constitutionnel, dès lors que son assiette est harmonisée avec celle de l’impôt sur le revenu. Pour favoriser l’emploi, il est symétriquement souhaitable que les cotisations patronales soient complétées par une CSG entreprises, assise sur la valeur ajoutée (incluant salaires et profits), comme le suggéraient Henri Emmanuelli et le rapport parlementaire Bapt.
Enfin, le chantier de la fiscalité locale devra être rouvert, afin de redonner des marges de manœuvre aux collectivités territoriales, asphyxiées par la suppression de la taxe d’habitation et des impôts de production.
Un Inflation Reduction Act à la française
Un programme socialiste ne saurait se limiter à la redistribution. Il doit également organiser le contrôle de la production, accaparé par les marchés financiers à l’issue des vagues de privatisations de 1986, 1993, 1998 et 2002. A cet égard, réindustrialiser la France dans le cadre la planification écologique est une ardente obligation. Pour atteindre les objectifs des accords de Paris, s’en remettre à la Responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans les entreprises financiarisées est certes de bonne guères. Mais la RSE amène bien souvent ses protagonistes à succomber aux charmes du greenwashing. Or la guerre commerciale sévit. La mondialisation heureuse, à supposer qu’elle ait existé, est révolue. La crise COVID a montré à
quel point il était absurde de sous-traiter à l’autre bout de la planète les médicaments, les masques et les composants indispensables à nos industries. La France doit engager, sous l’impulsion de la puissance publique, son propre Inflation Reduction Act à la manière dont l’administration Biden avait commencé à l’appliquer avec succès aux États-Unis pour impulser sa réindustrialisation verte.
Les aides d’État devront pour cela être conditionnées aux investissements écologiques et à la relocalisation des activités productives. L’État devra réinvestir le capital des entreprises stratégiques afin d’orienter les investissement nécessaires pour le long terme, ces derniers étant bien souvent jugés insuffisamment rentables par les holdings financières et investisseurs institutionnels, prisonniers de choix court-termistes. La puissance publique doit également pouvoir organiser et financer le développement d’activités de réseaux intégrées, nécessaires à la transition écologique, notamment dans les transports et l’énergie où règnent des monopoles naturels. En tous les cas, il faudra négocier l’extension du champ des régimes des aides d’État au sein du marché intérieur européen.
Réformer la gouvernance économique européenne pour changer de politique
A l’échelle européenne, le rapport Draghi chiffre à 800 milliards d’euros le montant des investissements nécessaires à la transition écologique. Le budget européen pourra difficilement engager ces dépenses, compte tenu des réticences de nombreux États à créer un impôt européen et à autoriser l’émission d’euro-obligations, au nom de leur refus de mutualiser les dettes publiques. De surcroît, l’Europe ne forme pas une économie intégrée, mais est composée d’économies dotées de spécialisations nationales propres, et dont les performances macroéconomiques divergent. Le scénario le plus approprié est donc que l’UE permette à chaque État de disposer des ressources budgétaires nécessaires pour engager son propre IRA. A cet effet, une réforme fiscale, seule, serait insuffisante pour mobiliser les ressources nécessaires.
Il faudra donc remettre en chantier la réforme du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), proposée en 2023 par la Commission européenne. Celle-ci autorisait enfin les États à emprunter au-delà des critères de Maastricht pour financer leur bifurcation écologique et leurs dépenses militaires, mais aussi pour lutter contre le chômage lorsque leur conjoncture se dégrade. Cette réforme, tirait les leçons de la décennie austéritaire 2010 et devait entrer en vigueur en 2024. Elle fut torpillée par l’ex-ministre libéral des finances allemand, depuis démissionnaire. A sa demande, un règlement du Conseil avait imposé un « frein budgétaire » durcissant le PSC (les déficits publics des pays assujettis à une Procédure de déficit excessifs devant, en toutes circonstances, être réduits de 0,5 point de PIB tous les ans), tuant dans l’œuf la réforme. Le chancelier de la nouvelle coalition allemande et la présidente de la Commission européenne considèrent désormais que ce PSC est devenu caduque, compte tenu de l’ampleur des défis géopolitiques que l’Europe doit affronter. Il devra donc être à nouveau réformé sans omettre d’intégrer, à côté des nouveaux objectifs en matière de défense, la transition écologique, ainsi que le développement du modèle social européen et ses droits fondamentaux, désignés comme des cibles à abattre par les tenants de l’internationale illibérale. Face au comportement diplomatique et commercial agressif de l’administration Trump, l’UE n’a désormais d’autre choix que d’aider ses entreprises et de réactiver son tarif extérieur commun sur une liste de produits incluant les services numériques assurés par les GAFAM.
Dans le cadre de la probable réforme du PSC, les socialistes doivent proposer la mise en place d’un nouveau cadre européen de gouvernance économique, octroyant les marges de manœuvre nécessaires aux État et ce, en bonne intelligence avec la BCE. Cette dernière a fait montre, depuis 2014, de sa capacité à adapter ses programmes de rachats de dettes sur le marché secondaire afin de permettre, le cas échéant, aux Etats d’émettre à bas taux pour financer leur politique budgétaire.
Le « non socialiste » au traité constitutionnel de 2005 n’était pas un non à l’Europe. La grande majorité de nos concitoyens refuse l’austérité tout en se déclarant attachés à l’euro, dont les dysfonctionnements ne doivent pas être ignorés. La monnaie unique garantit la stabilité monétaire, mais elle pénalise nos entreprises exportatrices. Les ajustements de change intra-européens ne sont plus possibles et le taux de change de l’euro s’avère pénalisant pour leur compétitivité à l’égard des concurrents extra-européens, en raison des excédents allemands qui tirent le taux de change de la monnaie unique vers le haut. En régime de monnaie unique, réformer le PSC et étendre le champ des régimes d’aides d’État pour favoriser la politique industrielle des États membres est donc crucial. A défaut, dans chaque pays, l’ajustement passe actuellement par la « dévaluation interne » des coûts de production, synonyme de modération salariale et d’austérité sociale. Appliquée simultanément et de façon coordonnée, cette politique a abouti à un jeu à somme négative. Elle a tué la croissance européenne, entretenu le chômage de masse, creusé les inégalités et favorisé la montée des populismes, qu’il est impossible de combattre sans mettre fin à l’austérité budgétaire et salariale. La gouvernance économique européenne doit laisser la dose de souveraineté nécessaire aux États membres pour financer leur propre transition écologique et industrielle, dans le respect du principe de subsidiarité en matière sociale.
En France, le rapport Pisani-Ferry – Mafhouz de France-Stratégie chiffre ainsi à 66 milliards d’euro par an, dont 34 milliards d’engagements publics, les investissements nécessaires qui doivent être réalisés pour adapter nos infrastructures au changement climatique à l’horizon 2030.
Des moyens substantiels devront être allouées pour remettre sur pieds les services publics. Car la dépense d’éduction par élève décroît, hypothéquant l’avenir des générations futures. Les dépenses de santé croissent trop modérément, eu égard au coût des technologies médicales et au vieillissement de la population.
La hausse des salaires doit être placée au cœur d’une politique socialiste valorisant le travail, unique source de création de richesse et principal vecteur de l’intégration sociale. Notre philosophie sociale se situe aux antipodes de la « valorisation » du travail des néo- conservateurs, abaissant la valeur de la force de travail, considérée comme « coût », et stigmatisant les victimes du chômage, comme des assistés dont il faut réduire les droits sociaux. Pour rétablir le plein-emploi, une politique de réindustrialisation durable, assortie d’une négociation sociale posant le problème du partage de la valeur ajoutée, doit être déployée sous l’égide d’un État-stratège doté d’un véritable commissariat au Plan. La durée du travail pourrait alors revenir sur sa pente séculaire décroissante, à mesure que les gains de productivité retrouvent de la vigueur avec l’innovation.
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La gauche n’est pas prête à revenir au pouvoir. La simple défense du bilan de la législature 2012-2017 ne saurait convaincre nos concitoyens qu’une politique du même type
puisse changer leur vie. Pour sa part, le programme du Nouveau Front Populaire, esquissé en une nuit sous influence insoumise, n’aurait pas résisté à l’épreuve du feu. Dans le camp d’en face, la tentation d’un programme libertarien est grandissante. Son application, en cas d’avènement au pouvoir d’une union des droites réactionnaires, aggraverait le sort du plus grand nombre, en déviant l’économie de l’orbite des bifurcations souhaitables.
Il devient crucial de travailler à une feuille de route adaptée à la nouvelle donne internationale et tirant les leçons des effets pervers de la financiarisation de l’économie. Pour y travailler collectivement, la commission économique du PS était un lieu fécond d’élaboration et de confrontation des propositions émises par chaque sensibilité du parti, avant que nos choix économiques ne soient imposés par l’inspection des finances de Bercy, chaque fois que nous accédions aux affaires. Nous proposons de faire revivre cette réflexion. De nombreux experts, intellectuels, et acteurs économiques et sociaux sont prêts à y contribuer. Il est possible de les associer à nouveau, comme le parti d’Epinay avait su le faire pour préparer la victoire de 1981.
Contributeur : Liem HOANG NGOC, ancien député européen, ancien secrétaire national adjoint en charge de l’économie, 75