RÉFORME DES RETRAITES : UN SCANDALE DÉMOCRATIQUE ET UN RISQUE SOCIAL ACCRU

Thème : Retraites


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RÉFORME DES RETRAITES : UN SCANDALE DÉMOCRATIQUE ET UN RISQUE SOCIAL ACCRU

 

« La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. » Charles de Gaulle

La France, pays qui se targue de disposer d’un système social inspiré par les idéaux de la Libération, se retrouve une nouvelle fois aux prises avec une réforme des retraites présentée comme indispensable pour assurer la pérennité financière du régime. On vante la nécessité de « travailler plus longtemps parce que l’espérance de vie augmente », mais l’on observe pourtant que les travailleurs séniors sont souvent écartés de leurs emplois bien avant d’atteindre l’âge officiel de départ, avec pour conséquence un risque accru de précarité, d’exclusion et d’amenuisement du niveau de vie à la retraite. Selon les données les plus récentes, un quart des Français les plus modestes meurent avant 62 ans, quand seulement 5 % des plus aisés disparaissent avant cet âge. Pendant ce temps, l’exécutif supprime huit milliards de recettes fiscales sur les entreprises, comme si l’urgence ne se trouvait pas dans l’équilibre des comptes publics, mais dans la perpétuation d’une stratégie de « casse sociale » où la contribution de tous est inégalement exigée.

Si la France s’enorgueillit d’un système par répartition hérité des jours sombres de l’aprèsguerre et qui garantit un taux de pauvreté des séniors parmi les plus bas d’Europe (environ 8 % chez les plus de 65 ans, contre 15 % en Suède et 18 % en Allemagne), l’obsession autour d’un prétendu déficit futur sert de justification à l’idée qu’il faudrait allonger encore la durée de cotisation, voire repousser l’âge légal de départ. Or, le Conseil d’Orientation des Retraites (COR), chargé d’évaluer la viabilité du système, a clairement indiqué que celuici n’était pas voué à une explosion des dépenses, et qu’il demeurait au contraire d’une grande solidité financière. Non content d’avoir dégagé un excédent de 900 millions d’euros pour l’année 2021, le COR estime à 3,2 milliards les réserves financières disponibles en 2022. Ces chiffres révèlent que l’horizon de la catastrophe brandie par le gouvernement est loin d’être avéré. Et pourtant, l’exécutif, arcbouté sur sa volonté d’« ajuster » le système, en appelle à la peur de la dette future et invoque l’idée d’un cataclysme inévitable si la réforme n’est pas adoptée dans l’urgence.

Dans ce contexte, la colère gronde chez tous ceux qui redoutent d’être les premiers touchés par un allongement de la vie active, notamment ceux qui occupent des emplois pénibles ou précaires. Le risque que les séniors se retrouvent massivement à la charge de l’assurance chômage, puis des minimas sociaux, jette une lumière crue sur la contradiction entre le discours d’« équilibre nécessaire » et la réalité vécue par des travailleurs mis au rebut bien avant l’âge de la retraite. La récente réforme de l’assurance chômage, qui durcit l’accès aux indemnités, renforce ce phénomène : elle place en effet nombre de salariés en fin de carrière dans une situation insoluble, sur un fil ténu jusqu’à la pension, laquelle sera souvent rabotée. Ce paradoxe saisissant est à l’origine de la défiance grandissante envers un président accusé de « casse sociale », dont l’attachement à la compétitivité des entreprises s’accompagne d’une moindre empathie envers les plus vulnérables.

LE DISCOURS OFFICIEL FACE AUX DONNÉES DU COR

On nous assure qu’il est « logique de travailler plus longtemps si l’on vit plus longtemps ». Mais la hausse de l’espérance de vie globale ne se traduit pas mécaniquement par davantage d’années en pleine santé. Les écarts s’avèrent même considérables selon les milieux sociaux : les études menées outre‐Manche montrent qu’au‐delà de 60 ans, les plus pauvres n’ont aucune année d’espérance de vie en bonne santé, alors que les plus riches peuvent espérer vivre encore plus d’une dizaine d’années dans de bonnes conditions. Aux États‐Unis, les analyses pointent une aggravation des inégalités entre classes supérieures et classes populaires, conduisant à une baisse d’espérance de vie pour les plus démunis, masquée par la hausse de celle des plus nantis.

En France, la réalité n’est guère plus reluisante : augmenter l’âge légal de départ pour tous, sans distinguer la pénibilité des métiers, accentue un sentiment d’injustice profonde. Ceux qui ont commencé à travailler le plus tôt, qui ont connu des carrières éreintantes et des conditions de travail dures, se voient imposer plusieurs années supplémentaires dans un marché où ils sont souvent jugés « trop chers » ou « moins rentables ». Comme si la société tout entière s’évertuait à rallonger leur vie professionnelle, alors même que les entreprises n’en veulent plus.

LE SYSTÈME PAR RÉPARTITION EN QUESTION

Pourtant, le système de retraite par répartition constitue un socle d’une stabilité remarquable depuis son instauration. Reposant sur l’idée qu’à un instant T, les actifs financent par leurs cotisations les pensions de ceux qui ont cessé le travail, il dépend de l’équilibre démographique entre cotisants et retraités. On avance souvent l’argument selon lequel, en 1975, la France comptait trois cotisants pour un retraité, alors qu’ils ne seraient plus que 1,3 cotisant pour un retraité en 2014. La réalité est moins caricaturale qu’il n’y paraît : les mécanismes de redistribution, la hausse (même limitée) de la masse salariale, les excédents de certains régimes complémentaires, ou encore l’évolution de la productivité, peuvent compenser une partie du choc démographique.

Le passé nous enseigne que le système par répartition a largement contribué à faire reculer la pauvreté des plus de 65 ans, créant un lien de solidarité intergénérationnelle et assurant à nos aînés un niveau de vie médian relativement proche de celui des actifs. Les projections du COR tablent, dans leur scénario le plus pessimiste, sur une stabilisation autour de 12 % du PIB jusqu’en 2035, avant un déclin vers 10,8 % à l’horizon 2070. Il n’y a donc pas, à en croire ces expertises, de menace imminente d’explosion des dépenses.

LES EFFETS DÉVASTATEURS D’UNE RÉFORME NON NÉCESSAIRE

Si la presse gouvernementale présente l’allongement de la durée de cotisation comme inéluctable, nombre d’observateurs contestent la justesse de cette justification. Les rapports du COR signalent que le déficit ne sera sans doute ni majeur ni hors de contrôle, et que le système de retraite est excédentaire à l’issue de 2021 (900 millions d’euros), avec 3,2 milliards d’euros de réserves. Toute la rhétorique du « péril budgétaire » s’en trouve singulièrement fragilisée.

Le gouvernement martèle l’idée qu’en vingtcinq ans, sans réforme, il y aurait 500 milliards de dette supplémentaires, et que cela mènerait tout droit à la « faillite ». C’est ignorer la réalité de l’indexation du niveau des pensions sur la croissance, la productivité et l’inflation. Ainsi, comme le souligne le COR, l’augmentation des dépenses de retraite est hautement contrôlable et n’a rien d’insoutenable. Pourquoi, dès lors, sacrifier sans ménagement la promesse d’un départ digne après une carrière complète ?

Pour certains salariés, en particulier ceux de plus de 50 ans, la situation est déjà explosive. On les écarte des postes de travail sous prétexte qu’ils coûtent trop cher, avant de leur imposer un départ différé, les contraignant à vivoter grâce à l’assurance chômage, laquelle a été durcie. Le cercle vicieux devient alors apparent : la hausse de l’âge légal jette davantage de séniors dans le chômage, tandis que les

règles d’indemnisation deviennent plus strictes pour soidisant inciter au retour à l’emploi. Dans les faits, on aboutit à un dispositif qui pousse ces séniors à attendre désespérément de pouvoir faire valoir leurs droits à la retraite, tout en voyant leur niveau de pension final amputé.

De surcroît, les inégalités préexistantes, notamment entre hommes et femmes, ont toutes les chances de s’aggraver. Les carrières hachées de nombre de travailleuses, soumises à des temps partiels contraints, rendent la perspective d’un allongement des durées de cotisation d’autant plus insupportable. Les revendications pour une meilleure prise en compte de la pénibilité et pour une plus grande équité dans les calculs de pension sont récurrentes, mais souvent ignorées par un gouvernement qui fait fi des subtilités sociologiques, préférant avancer en force, fort d’un raisonnement purement arithmétique.

LE VERTIGE D’UNE CRISE DÉMOCRATIQUE

La brutalité apparente de cette réforme, rejetée par 68 % des Français selon diverses enquêtes d’opinion, invite à s’interroger sur la forme même de la gouvernance. Le recours au 49.3, ou la menace de son usage, renforce le sentiment d’un « passage en force » qui entrave tout débat parlementaire approfondi. Beaucoup y voient un accroc grave à l’esprit même d’une démocratie censée représenter la volonté générale. À mesure que le pouvoir exécutif se précipite dans cette voie, la rue gronde, réclamant la prise en considération d’options alternatives.

Et c’est là tout le paradoxe : comment justifier d’une telle urgence à légiférer, au point de courtcircuiter la discussion, alors que le déficit annoncé ne se révèle ni gigantesque ni hors de portée ? Certains y lisent la marque d’un « fanatisme » proentreprise, d’autres une incapacité à penser la protection sociale comme un investissement pour l’ensemble du tissu social et économique. Quoi qu’il en soit, la crédibilité du pouvoir est ébranlée.

LE DÉSAMOUR VIS‐À‐VIS D’UN GOUVERNEMENT ISOLÉ

Le Président de la République justifie la réforme comme un acte de courage et d’« intérêt général ». Les syndicats et nombre d’organisations de la société civile y discernent plutôt la marque d’une obstination idéologique, dénuée de prise avec le réel. On constate que les précédentes lois portant sur l’allongement des durées de cotisation ou le relèvement de l’âge légal n’ont eu d’autre effet que de dégrader la situation des nouveaux pensionnés. Le débat se cristallise : jusqu’où, au nom d’un hypothétique besoin d’équilibre, peuton reculer sans cesser de respecter les principes fondateurs du modèle social français ?

Par ailleurs, l’idée selon laquelle il « faudrait sauver à tout prix » ce système alors que ceux déjà retraités bénéficient encore d’un départ à 60 ou 62 ans nourrit un vif ressentiment. La jeune génération se voit intimer l’ordre de contribuer davantage, pendant plus longtemps, à un système dont elle pourrait juger qu’il profite essentiellement à ceux qui sont déjà sortis du marché du travail. Ce sentiment de dépossession, auquel s’ajoute la précarité professionnelle, suscite une amertume renforcée.

LES SOLUTIONS ALTERNATIVES, OU L’ART DE FINANCER AUTREMENT

Face à cet imbroglio, de multiples propositions ont été avancées pour garantir la stabilité des retraites, sans imposer aux travailleurs de partir plus tard ni d’endurer de nouvelles souffrances. Certains, tels l’économiste Thomas Piketty, plaident pour une imposition significative de l’« enrichissement exceptionnel » des plus grandes fortunes : le patrimoine financier des 500 Français les plus riches est passé de 200 à 1 000 milliards d’euros en l’espace de dix ans. Pourraiton envisager une taxation de 50% sur ce surplus de capital, de manière à injecter 400 milliards dans les caisses publiques ? D’autres suggèrent de revenir sur les multiples cadeaux fiscaux consentis aux grandes entreprises : rien que sur l’année 2023‐2024, le gouvernement prévoit la suppression de huit milliards d’euros de recettes, un manque à gagner qui pèse considérablement dans les équilibres budgétaires. On pourrait au contraire rétablir une partie de ces prélèvements et diriger les ressources ainsi obtenues vers le financement d’un renforcement de la solidarité intergénérationnelle.

Le ciblage des plus aisés figure aussi dans les options défendues : écarter la revalorisation automatique des retraites pour les personnes déjà parties à 60 ans avec des niveaux de pension très élevés, ou encore instaurer une réforme sélective s’appliquant d’abord aux catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, dont l’espérance de vie en bonne santé est nettement supérieure.

Une autre piste régulière dans les débats est la taxation partielle des « superdividendes » : on estime que les actionnaires du CAC 40 se sont partagés quelque 80 milliards d’euros de dividendes supplémentaires en 2022, tandis que l’inflation et la hausse des coûts de l’énergie fragilisaient les classes moyennes et populaires. En réinvestissant simplement une fraction de ces bénéfices records dans le système de retraite, on allégerait considérablement la pression sur les salariés.

Enfin, certains prônent une refonte plus globale de la fiscalité en faisant peser un peu plus la contribution sur les profits et les revenus financiers, plutôt que sur les seuls salaires ou la consommation. Par ce rééquilibrage, il s’agit de remettre à l’honneur la notion d’une solidarité nationale où chacun contribue selon ses moyens réels, plutôt que selon des règles datées et socialement injustes.

Bien loin d’une réforme strictement « paramétrique » qui masquerait les inégalités sous l’idée simpliste qu’« on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps », la France aurait tout intérêt à entamer un débat démocratique approfondi autour du financement, de l’efficience et de l’équité de son système de retraite. Le Conseil d’Orientation des Retraites n’a pas identifié de dérapage inévitable, et si le retour à l’équilibre doit se faire, il est loisible de recourir à toute une palette de mécanismes de financement en évitant de sacrifier les plus fragiles et de déchirer le contrat social. À l’heure où les voix de la rue s’élèvent, où la défiance envers un pouvoir jugé déconnecté s’installe, où le débat parlementaire semble parfois confisqué, il apparaît évident que la réforme des retraites met en jeu bien plus que de simples chiffres. Elle interroge la cohérence de la Nation, la légitimité de ses dirigeants et la pérennité d’un pacte social qui fut longtemps un motif de fierté. Si l’on n’y prend garde, la précipitation et l’entêtement pourraient bien abîmer en profondeur la promesse républicaine et l’élan fondateur de la Sécurité sociale.

Audelà de la stricte question financière, le vrai défi de la France reste la qualité des emplois offerts à ses séniors et la réduction des inégalités de toute nature, afin que chacun puisse aborder la retraite comme un repos légitime plutôt que comme un sursis angoissant. C’est aussi en restaurant la confiance et en faisant entendre la voix des salariés que l’on réconciliera la démocratie avec le mot « réforme », dans un pays qui a pourtant inscrit depuis plus de sept décennies la solidarité et la justice sociale au cœur de son identité.


Contributeur : Mathieu GITTON membre du bureau national des adhésions


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