Olivier Bianchi, Secrétaire National chargé de la Culture au sein du Parti Socialiste
Juliette Mant, Déléguée Nationale chargée de la Culture au sein du Parti Socialiste
Clément Sapin, Délégué National chargé de la Culture au sein du Parti Socialiste
Depuis plusieurs semaines, face au choc violent de la crise sans précédent qui les frappe, les professionnels de la filière du livre ont adressé plusieurs appels au Président de la République et au Gouvernement.
Les réponses tardent en effet pour prendre la mesure de l’ampleur des menaces qui pèsent sur le secteur, y compris les menaces de disparition pure et simple qui planent au-dessus de nombreux professionnels, indépendants, TPE et PME pour l’essentiel.
Le secteur artistique et culturel tout entier sera l’un des plus affectés dans la durée et c’est bien d’un état d’urgence culturelle dont nous avons besoin aujourd’hui.
Ce sera le cas particulièrement pour des professionnels du livre fragiles, précaires pour certains, dans un environnement économique et financier subissant déjà avant la crise des déséquilibres structurels, souvent identifiés par une forme de fuite en avant vers toujours plus de concentration industrielle et de surproduction éditoriale.
Pour contrer ces effets, nous appelons à ce que des moyens conséquents et spécifiques soient mobilisés pour un secteur économique qui, toutes professions confondues, emploie plus de 80 000 personnes. Ces moyens doivent être à la mesure des quelques 500 millions d’euros de pertes estimées par la filière du livre depuis mars.
Les faits sont brutalement simples : perte quasi-totale du chiffre d’affaire pour les libraires pendant le confinement et jusqu’à 80% pour les éditeurs. De nombreux auteurs, traducteurs, attachés de presse, illustrateurs, subissent le même sort. Nous souscrivons à l’appel des 625 publié dans le Monde du 23 mai pour que le Gouvernement présente des actions rapides de soutien.
L’ensemble du secteur restera certainement longtemps convalescent : nous appelons aussi à une observation attentive de la situation sur plusieurs mois voire plusieurs années pour adapter les fonds et les mesures d’urgence. Nous souhaitons la reconnaissance des spécificités de certaines catégories de professionnels indépendants et d’entreprises et notamment les niveaux de pertes d’exploitation subis en proportion de leur chiffre d’affaire pour éviter un « mur de la dette » insurmontable d’ici quelques mois : l’intervention des pouvoirs publics devra se faire sous forme de subventions exceptionnelles là où ce sera adapté et pas seulement sous forme de prêts.
Enfin, parmi les mesures d’urgence, nous appelons le Gouvernement à instaurer rapidement un tarif postal national préférentiel pour le livre. Le moment est particulièrement propice à cette mesure devenue vitale pour nombre d’éditeurs et leur service de presse. Face aux grandes plateformes de distribution de type Amazon et aux distorsions mortifères de concurrence, cette mesure est par ailleurs indispensable pour l’effectivité du prix unique du livre. Il est du devoir de l’Etat de l’assurer.
Mais au-delà de l’urgence, nous voulons aussi saluer les appels « à penser l’après » pour la filière du livre dans plusieurs tribunes, publiées par plusieurs collectifs de libraires et d’éditeurs indépendants. C’est une interpellation de la classe politique dans son ensemble et de tous les élus, nationaux comme locaux que nous entendons au travers de ces textes.
En effet, depuis 1981 et la loi sur le prix unique du livre, complétée en 2011 pour le livre numérique, reconnaissons, quelles que soient nos sensibilités partisanes, que le livre est devenu une sorte d’impensé politique. La loi de 1981 a entraîné le développement d’une économie originale qui est aujourd’hui menacée dans ses fondamentaux.
Menacée par les effets de la crise sanitaire bien sûr, mais menacée surtout dans les principes mêmes qui ont guidé la politique du prix unique : maintenir de la diversité et de la qualité éditoriale, maintenir un tissu dense de librairies indépendantes dans tout le pays, en capacité de constituer des fonds dans la durée, et lutter contre les risques d’une « casse culturelle » par une concurrence baissière sauvage par les prix.
Ce n’est d’ailleurs pas faire injure aux organismes publics de soutien au livre, le CNL au premier chef, mais aussi aux agences régionales, aux DRAC, aux agents des réseaux de lecture publique, toutes celles et ceux qui travaillent au quotidien avec tous les acteurs de la filière que de reconnaître cette sorte de «ressac du sens» appliqué aux responsables politiques, conduisant hélas souvent à des financements publics moindres que dans certains autres secteurs culturels.
Si un bien doit sortir de la crise actuelle, ce sera d’abord par un rappel solennel de ces fondamentaux pour définir de nouveaux modes opératoires des politiques publiques du livre : diversité, qualité, originalité et disponibilité de l’offre partout et pour tous en France. Les responsables politiques doivent refonder leur regard sur le monde de l’édition, de la librairie et sur la chaîne du livre dans son ensemble.
Que veut-on pour le livre ? Il faut aujourd’hui le dire plus clairement sur un plan politique, et évidemment, en tirer les conséquences sur les moyens : des fonds à découvrir, des repères et des apprentissages donnés aux lecteurs, aux plus jeunes en particulier, des connexions aussi et de la mise en perspective, de l’esprit critique, de l’émotion, c’est-à-dire in fine de l’intelligence développée par les livres et mis à la disposition de tous.
Le livre n’est pas un bien de consommation vendu à l’instar de milliers d’autres, ils ne sont pas de simples « briques » vendues à l’unité, ils ne s’isolent pas les uns des autres, ils se parlent et se répondent, c’est ce qui fera toujours la différence entre les fonds de librairie et la vitalité de leurs rayonnages face aux allées anonymes et sans âme des grandes plateformes amazoniennes. Pour produire et faire découvrir les livres, les faire aimer du public, il y a toute une filière de professionnels, des auteurs aux libraires et aux bibliothécaires.
C’est pour ça qu’une politique publique du livre doit aussi renforcer et encourager les solidarités et les équilibres intra et interprofessionnels. Le marché sera ce que nous voulons qu’il soit, la loi de 1981 l’a montré en son temps. Nous, c’est-à-dire toutes celles et ceux qui partagent cette « communauté de destin » particulière, loin des manœuvres purement capitalistiques de deux très grands groupes français actifs dans l’édition. Il est assez indécent en effet d’assister en ce moment à des opérations financières à hauteur de millions d’euros alors que pour l’essentiel du secteur, il s’agit de tenir pour survivre.
Toutes les générations depuis plus de cent ans ont connu périodiquement de nouvelles vagues éditoriales, portées aussi, ou relayées par des libraires inspirés et précurseurs. Éditeurs historiques de la 3ème République, figures du patrimoine littéraire national, éditeurs de la Libération, éditeurs de l’après-68, éditeurs des années 1980 et 90 nés de la décentralisation et de la loi de 1981, éditeurs « milleniums » arrivés presqu’à maturité de leurs 15 ou 20 ans et frappés le plus durement aujourd’hui par la crise. Ce sont eux, souvent, qui bénéficient le moins des solidarités de groupes éditoriaux intégrés ou des financements publics. Ils sont aussi confrontés à cette fameuse (sur)production sans précédent qui concourt à la concentration et leur laisse de moins en moins d’espace pour imposer leurs titres.
C’est cette vivacité, cette éclosion régulière de maisons originales et de qualité que nous devons absolument préserver dans le marasme actuel. Laissons du temps aux éditeurs et aux libraires et donnons leur les moyens de développer des fonds nouveaux, miroirs du monde contemporain, riches d’esthétiques diverses. Si le marché ne le peut pas seul, inventons de nouveaux outils de régulation et pensons la relance d’une politique culturelle du livre sur des bases résolument nouvelles. C’est le sens de l’Histoire que nous voulons pour le livre.
Pour cela, le rôle des politiques doit être à la fois ambitieux et fédérateur, en concertation étroite avec toutes les parties prenantes.
Donnons de l’air pour nous remettre dans la perspective et dans le temps long d’une histoire commune du livre, histoire française mais aussi histoire européenne et francophone, histoire de notre ouverture au monde entier, histoires de passeurs et de traducteurs. Soyons intransigeants pour lutter contre ce qui pourrait ressortir de pire de la crise actuelle : toujours plus de concentration et moins de maisons d’édition (y compris à l’intérieur des groupes), moins de diversité, moins de choix, car à terme, cela signifiera aussi moins de librairies et, en amont de la filière, moins d’auteurs publiés. Finalement, moins de lecteurs.
Ayons un rôle fédérateur, attentif à chaque profession de la filière : un rôle qui doit penser et nourrir un cercle vertueux de reconnaissance et de solidarité entre tous les professionnels du livre par ses interventions tant réglementaires que budgétaires. Rien n’est pire pour le livre que la défiance inter ou intra-professionnelle et le rôle de l’Etat et des collectivités doit être celui de régulateurs impartiaux et de facilitateurs par les moyens qu’ils mettent en œuvre avec ou aux côtés des professionnels.
Qu’à tout le moins, la crise sanitaire nous oblige à sortir des cadres : le prix unique du livre avait été pensé pour contrer les effets de concentration dans la librairie et l’édition qu’aurait provoqué une concurrence par les prix au bénéfice d’une industrialisation poussée du secteur. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse : le prix du livre apparaît parfois comme une base trop étroite pour rémunérer équitablement tous les professionnels de la filière, et la masse produite peut apparaître comme une « solution » autant qu’un problème.
Cependant, de notre point de vue, le rôle de l’action publique ne doit pas être de casser ou de freiner les dynamiques des auteurs ou des éditeurs a priori, au nom de la surproduction (comment la définir ? Comment la limiter ?). L’action publique doit d’abord être porteuse d’une vision en termes d’objectifs politiques tels qu’esquissés ci-dessus. Elle se doit aussi d’inventer de nouvelles régulations et de nouveaux moyens d’intervention.
Voyons aussi, si, de cette crise, émergeront de nouvelles pratiques interprofessionnelles, de nouveaux usages, de nouvelles solidarités ou mutualisations de risques, de nouvelles péréquations.
C’est tout l’enjeu des discussions en cours entre les syndicats professionnels, mais aussi des interpellations d’autres collectifs qui doivent avoir voix au chapitre car ils participent aussi sûrement de la richesse et de la diversité éditoriales, de l’indispensable présence des libraires dans tous les territoires du pays ou encore de la légitimité des questions posées comme celles relatives au statut social des auteurs et celles liées à la propriété littéraire et artistique.
Au plus les professionnels de la filière sauront se montrer solidaires et innovants dans la crise, au plus les réponses publiques, en termes de moyens financiers notamment, devront être à la hauteur des enjeux posés pour les accompagner, car tout évidemment ne pourra reposer sur les usages commerciaux de la profession quels que soient les changements envisagés.
Autre caractère du rôle des politiques à revisiter, l’ambition et la facilitation doivent être empreintes d’une certaine modestie dans l’approche des problèmes. Modestie quand il s’agit de s’adresser à toute la filière alors que les différents échelons publics sont encore loin d’être eux-mêmes en cohérence d’action, pourtant nécessaire si on veut qu’ils jouent complètement leur rôle de levier et d’accompagnement. Dans l’urgence, nous soutenons les appels à coordonner les aides apportées au secteur par l’Etat et les collectivités pour qu’elles soient les plus efficaces possible, en dialogue avec les professionnels.
Mais là encore, il convient d’aller au-delà de l’urgence. Les associations d’élus régionaux, départementaux et locaux doivent mieux articuler leurs interventions pour répondre plus efficacement aux besoins de la profession dans la durée. Elles sont à même d’instaurer un dialogue national avec le ministère et un dialogue régional avec les DRAC, notamment dans les nouveaux Conseils Territoriaux de la Culture, pour être au plus près des besoins et pour adapter les réponses et les projets aux réalités locales. Ce seront autant d’actions pour l’apprentissage et la promotion du livre et de la lecture incluant et soutenant toute la filière.
Une meilleure articulation des différents échelons publics nous permettra aussi de mieux accompagner la filière dans les transitions industrielles, numériques, écologiques et sociales dont elle a déjà posé débats et jalons. Des aides spécifiques doivent aussi être trouvées pour accompagner ces mutations.
Les organismes publics de soutien au livre, particulièrement le CNL, doivent être mieux soutenus, à tous les échelons territoriaux. Pour des coopérations plus efficaces, les collectivités locales doivent s’engager dans des conventions avec le CNL à l’image des premiers accords passés avec les Régions ou leurs agences du livre. On peut penser, sans exhaustivité à ce stade, au financement des festivals littéraires, au soutien à l’équipement des écoles, au soutien aux résidences d’auteur…
Tout ce qui est présenté ici nécessite beaucoup de dialogue, d’écoute et de concertation, de moyens aussi, cela a été dit. Des initiatives comme la proposition d’états généraux francophones de l’édition indépendante, des groupes de travail initiés par les syndicats nationaux de l’édition et des libraires, d’autres tribunes appelant à des réformes en profondeur de l’économie du livre, à l’abandon des rabais de 5% et de 9% consentis aux particuliers et aux collectivités, tout doit pouvoir être débattu dans le cadre d’une nouvelle politique globale et équitable pour tous les professionnels du secteur et au bénéfice ultime du public.
Il faudra aussi se pencher sur des ressources supplémentaires pour la culture en général et pour la politique du livre en particulier. Plus que jamais, dans les mois et les années qui viennent, dans ce monde d’après, les questions de justice fiscale et sociale, de ressources suffisantes pour l’Etat, se poseront avec encore plus d’acuité. La fiscalité sur les GAFAM en particulier, qui affichent en cette période une excellente santé économique et financière, doit assurer un juste retour de recettes aux budgets publics car cela conditionne l’émergence continue de nouveaux talents. Il en va de la diversité artistique et culturelle et de la sauvegarde d’une exception culturelle qui reste à nos yeux un signe majeur de civilisation. Nous appelons au débat toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans cette volonté d’action pour une rénovation de la politique du livre.
2020-06-04 10:38 AM