Revoir notre rapport à la croissance

Depuis 3 ans, les socialistes travaillent à la refondation de leur projet, pour tenter de répondre à la question suivante : puisque nos valeurs de gauche restent inchangées, quelles sont les nouveaux combats communs à mener pour les faire vivre au XXIème siècle ?

 

Faisons d’abord un constat : lorsque nous sommes au pouvoir au niveau national, depuis des années, nous sommes sur la défensive. Comme tous les sociaux-démocrates nous défendons la justice sociale dans une économie de marché, tout en refusant « la société du marché ». Toutefois, force est de constater que, sous les coups de boutoir d’une libéralisation débridée du marché, nous sommes passés en mode « protection » : nous défendons, contre les excès du libéralisme, des bribes de régulation qui cèdent les unes après les autres dans le grand marché qu’est devenue l’Europe ; nous défendons notre modèle de protection sociale, en acceptant d’en couper quelques branches pour en sauver le tronc, face à la logique assurantielle privée et individuelle ; pour lutter contre le chômage, nous « modernisons » notre économie sous la pression, non pas de l’économie de marché –que nous acceptons- mais d’un libre échange débridé et de la concurrence libre et non faussée. Cette politique de « catenaccio » ne suffit plus à nous donner envie, à nous projeter vers l’avant. Pourquoi ? Tout simplement parce que notre modèle idéologique, c'est-à-dire une lecture du monde et de ce qu’il doit devenir, n’est plus un projet mais une citadelle assiégée. C’est-à-dire l’antithèse de ce que doit être la gauche, la recherche du progrès humain.

L’urgence climatique impose une redéfinition de notre vision des enjeux et des outils d’un monde meilleur. Parce que le capitalisme mondialisé, dans un même mouvement, enrichit les plus riches et appauvrit les pauvres d’une part, assèche sans scrupule ni aucune auto-limitation les richesses naturelles et la biodiversité qui conditionnent la capacité de l’être humain à vivre sur Terre dans quelques décennies, d’autre part. Chacun sait que pour tenir les objectifs de la COP 21 -et plus encore ceux des futures COP qui devront être plus exigeants et plus contraignants, il faudra produire autrement, se déplacer autrement et donc vivre autrement. Tout l’enjeu est que cet « autrement » devienne un projet et non un compromis de plus. Là est le sens de l’histoire : si nous ne le faisons pas, nous sommes condamnés à devenir une force politique résiduelle parce privée de force vitale.

 

Dans ce contexte, redéfinir notre modèle de société ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la croissance.

Née avec la révolution industrielle et la généralisation du salariat, la social-démocratie a eu un moteur : faire en sorte que les travailleurs bénéficient d’une juste part de la richesse produite et soient davantage protégés dans un monde ouvert. Ce projet de société, qui a permis la construction d’un modèle de protection sociale parmi les plus performants du monde, était fondé sur un présupposé qui est aussi une condition de faisabilité : une croissance permanente et soutenue. Or, nous sommes depuis 30 ans dans une croissance faible dont nous attendons, tel Godot, qu’elle revienne pour réduire le chômage, équilibrer nos comptes sociaux et permettre une meilleure répartition des richesses. Nous devons enfin accepter que c’est dorénavant une donnée permanente, tout simplement parce que ce modèle de production, dans un capitalisme mondial débridé, épuise à un rythme hallucinant les ressources naturelles de la planète : que nous le voulions ou non, ce modèle n’est pas tenable parce qu’il n’y a pas de croissance infinie dans un monde fini. La sociale-démocrate Gro Harlem Brundtland a théorisé le développement durable comme « la capacité d’une génération à satisfaire ses propres besoins sans compromettre la faculté pour les générations à venir de satisfaire les leurs ». Nous devons admettre qu’aujourd’hui ce n’est plus le cas et qu’il faut changer de modèle de création de richesses.

Dans un monde dans lequel la croissance –telle que définie actuellement- sera faible voire nulle, la promesse sociale-démocrate de justice sociale doit être maintenue. Le nouveau modèle de production de richesses, plus sobre, qu’il faut bâtir devra donc être plus redistributif. Comme par le passé, il faudra concevoir et mettre en place les outils de répartition des richesses qui garantiront aux catégories populaires et moyennes qu’elles ne seront pas victimes de ces bouleversements ; ces outils seront ceux de la social-démocratie (la norme et le prix) mais ils seront forcément différents de ceux d’hier. Exercice pratique.

L’enjeu climatique impose d’accélérer le renchérissement programmé des coûts de transports des marchandises, en donnant un vrai prix au carbone, croissant et prévisible pour les acteurs économiques. C’est la condition pour rendre économiquement rentable la relocalisation d’une partie de ce qui est aujourd’hui sans raison produit à l’autre bout du monde, et donc recréer des emplois de production locaux. Ce mécanisme supprime la subvention déguisée donnée aux produits importés détaxés, mais oui, il implique une hausse des prix du pétrole. C’est pourquoi, il faut dans un premier temps créer un chèque transition écologique pour 80% des ménages les moins aisés -soit 20 millions de ménages- de 1.000€ par an en moyenne selon la composition familiale. Il pourrait être utilisé pour payer soit son essence, soit son chauffage, soit même son loyer -pour les personnes vivant en ville, les transports sont moins chers mais les loyers plus chers.

Le productivisme coûte cher au consommateur : il faut mettre fin au gaspillage scandaleux lié à l’obsolescence programmée des produits industriels –qui contribuent pourtant à la croissance. Il faut renforcer drastiquement les normes pour rendre impossible le lave-vaisselle programmé pour durer 7 ans et irréparable ensuite, le portable dont la batterie dure 2 ans et qu’il faut changer ensuite, etc. Cela permettra la création de filières de réparation, d’entretien et de recyclage rentables et de vrais emplois de proximité. Transition écologique et pouvoir d’achat sont ici combinés.

La première énergie renouvelable est celle que l’on ne consomme pas : il est temps de changer de braquet en matière d’économies d’énergies et de lancer d’abord un programme massif d’isolation des logements par un soutien public générateur d’économies pour les ménages et d’emplois non délocalisables. Un bouquet de travaux de 6.000€ -moyenne actuelle- a un faible impact écologique ; un bouquet de travaux de 20.000€ en moyenne par logement permet la réduction de la facture énergétique de 60% à 70% pour les ménages, soit entre 500 et 1000€ par an. Afin d’avoir un vrai effet de levier, les travaux seraient financés avec 50% de subvention publique et 50% de prêt à taux 0 avec comme objectif 1.000.000 de logements par an. Coût annuel : 20 Mds€ dont 50% de prêts remboursables sur 15 ans. Le financement en serait assuré à la fois par l’Etat et par la BEI, transformée en banque européenne de la transition écologique. Le coût de cette mesure importante pour le climat est nul ou positif pour les ménages.

Il faut sortir d’une vision idéologique du nucléaire : oui, il nous est utile et est globalement sûr grâce au contrôle public de la production, mais non, il n’assure pas notre indépendance énergétique puisque nous importons l’uranium, il n’est pas durable et surtout il n’est pas l’assurance d’une électricité bon marché comme nous le pensons depuis 50 ans. Calculons son vrai prix, en intégrant les vrais coûts de démantèlement et surtout de gestion des déchets sur une longue période. Nous verrons alors qu’il est, comme en Allemagne, plus cher que les énergies renouvelables : investissons alors massivement dans ces énergies renouvelables –par exemple en renonçant investir 21 Mds€ à Hinckley Point- pour créer des filières porteuses d’emplois non délocalisables et diversifier vraiment nos sources d’énergie. Il suffit pour cela de reporter progressivement vers les ENR les aides publiques que la France continue d’accorder aux énergies carbonées et engager la baisse progressive du nucléaire dans la part de l’énergie consommée.

Revoir notre rapport à la croissance implique aussi de regarder différemment le progrès technologique. Est un progrès une avancée technique qui contribue à une société plus juste, plus humaine et à la réduction des impacts négatifs sur le climat. Même si elle permet de soutenir la croissance par la production de nouveaux équipements. Deux exemples actuels lus avec ce nouveau regard : la voiture électrique individuelle en remplacement des véhicules thermiques actuels n’est pas un progrès durable ; la 5G mérite d’être évaluée préalablement à sa généralisation, au vu de sa consommation énergétique propre et des milliards d’objets connectés qu’elle génèrera mécaniquement. Il s’agit de mettre la recherche au service de ce progrès : même si elle est encore balbutiante, la recherche autour de l’hydrogène doit, par exemple, être approfondie

L’ADN des socialistes intègre l’exercice des responsabilités et il faut donc savoir comment financer ces mesures : 30 Mds€ de dépenses par an soit moins que les baisses d’impôts décidées par la majorité actuelle depuis 2017. Revenir sur les cadeaux fiscaux aux plus riches, créer une contribution de 10% sur les dividendes (57Mds€ en 2018), intégrer en recettes les sommes liées à la taxation du carbone et accepter d’emprunter quelques milliards pour isoler tous les logements en 20 ans est à la portée de la France.

La difficulté n’est pas là. Elle réside dans le fait que le cadre national n’est plus suffisant pour peser sur la mondialisation : une partie des solutions ne peut être trouvée qu’au niveau européen. Disons-le tout net : depuis 25 ans, pour de nombreux socialistes, femmes et hommes de gauche, l’Europe n’a pas tenu sa promesse et est, de ce fait, en danger réel d’implosion. L’Europe doit redevenir un projet, ce qu’elle n’est plus, alourdie par sa masse et bloquée par ses traités qui ont d’abord fait d’elle une vaste zone de libre échange sans jamais aller au-delà : nous avions accepté le grand marché, la monnaie unique, « en attendant l’Europe sociale ». C’était d’ailleurs le slogan de la campagne européenne du PS en 1994… Nous l’avions accepté avec un objectif : bâtir un ensemble politique cohérent et solidaire, intégré et fort, qui pèserait politiquement, diplomatiquement, voire militairement dans le monde. Cette Europe n’est jamais venue et n’est pas prête de venir dans les conditions actuelles. Pire, l’attitude de pays comme la Pologne ou la Hongrie montre que le projet politique, universaliste, de l’Europe n’est pas partagé par tous, loin de là. Le Brexit montre que son détricotage n’est pas une fiction.

Il ne s’agit pas de sortir de l’Europe, vision nationaliste chimérique et de repli, mais de la dépasser par le haut : nous devons nous faire les promoteurs d’un projet de dépassement de l’Europe actuelle. Cela veut dire repartir de l’avant avec quelques pays pionniers qui sauraient mettre en commun davantage que ce que les 27 peuvent envisager aujourd’hui. Qui accepteraient d’harmoniser leur fiscalité (et pas seulement leur TVA et la taille des pommes de terre) et leurs outils de protection sociale et de droit du travail, dans le cadre d’un ensemble plus réduit mais plus solidaire. Qui porteraient une ambition politique plus marquée, notamment envers les pays du Sud et tout particulièrement l’Afrique, notre voisine avec laquelle nous avons tant de liens et où il y a tant à faire : comment craindre les flux migratoires sans engager un vaste projet de développement solidaire avec ces pays si proches ? Et qui pourraient porter le projet d’écologie politique que la gauche française ne pourra pas porter seule dans la société globale dans laquelle nous vivons.

L’Homme du XXIè siècle décidera en réalité de l’avenir de l’humanité : la social-écologie doit devenir le nouveau combat commun de la gauche.

 

 

La contribution en PDF

 

Signataire :

Jean-François DEBAT, Maire de Bourg-en-Bresse, Secrétaire national à la transition écologique, Membre du bureau national

 

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