Sauvons le service public de la justice et donnons sens à la justice civile


Thème : Justice


Les questions de justice occupent régulièrement les médias mais souvent, elles ont pour objet la justice pénale lors de faits divers tragiques ou de discours sur l’insécurité et la nécessaire sévérité (ou l’inadmissible laxisme) des juridictions répressives.

Pourtant, les décisions civiles et commerciales ont toujours été beaucoup plus importantes que les décisions pénales (1). Et 45,6% des affaires nouvelles enregistrées en 2021 concernaient le droit des personnes, 21,5% le droit de la famille et 6,9% les relations du travail (2). Il ne faut donc pas oublier la justice civile dans le débat public et dans les discussions sur le budget de la Justice qui est chaque année en constante augmentation mais reste manifestement insuffisant.

Le dernier rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (portant sur les données 2020 de 44 Etats) conclut que la France continue de figurer parmi les pays, à PIB comparable, qui investissent le moins dans leur justice (3) :

  • Le montant moyen des crédits alloués à la justice dans les pays au PIB compris entre 20.000 et 40.000 € par habitant s’établit à 85,80 € par habitant alors que la France n’y consacre que 72,53 € (82,15 € en Italie, 87 € en Belgique, 87,90 € en Espagne, 111,86 € au Royaume-Uni) ;
  • La médiane du nombre de juges pour 100.000 habitants s’élève à 17,6 alors que la France n’en compte que 11,2 ;
  • Le nombre d’avocats est, en moyenne et pour 100.000 habitants, de 172 mais la France n’en compte que 104.

En parallèle, et alors que le flux d’affaires nouvelles est relativement stable, les stocks des juridictions s’alourdissent en raison notamment de la complexification du droit et des procédures résultant des trop fréquentes réformes et des difficultés pour les juridictions de gérer leur quotidien avec des moyens limités.

Ainsi, le nombre d’affaires civiles en cours devant les tribunaux judiciaires était, au 31.12.2014, de 720.159 et l’âge moyen du stock de 13,9 mois (4) contre 1.147.680 et 26,4 mois au 31.12.2021 (5).

Cette dégradation de l’activité judiciaire a une incidence sur le bien-être du personnel judiciaire. En 2019, le Syndicat de la Magistrature a publié un sondage sur la charge de travail en juridiction : 32% de la profession s’estimait alors en état de souffrance au travail. En novembre 2021, une tribune remarquée signée par plus de 3000 magistrats a dénoncé leurs conditions de travail et la perte de sens de leur métier (6).

Le délitement de la Justice a aussi de lourdes conséquences pour le justiciable. Ainsi, alors que près d’1 français sur 5 a été en contact avec elle au cours des 5 dernières années, majoritairement dans le cadre de sa vie privée, la Justice reste perçue très négativement par nos concitoyens qui la trouvent lente, lourde, injuste et inégale. Et surtout, 53% des français ne lui font pas confiance (7).

En matière familiale, comme l’a relevé une avocate spécialiste (8), les conséquences de la lenteur de la Justice sont considérables : les couples contraints de rester sous le même toit se déchirant pendant des mois, des époux laissés pour compte sans moyens financiers, des enfants maltraités par leurs parents, d’autres séparés d’eux, des violences intrafamiliales qui perdurent, etc. Et elle conclut : « Tout le monde est en train de craquer. Nous vivons le plus grand burn-out de l’histoire de la justice familiale ».

Le constat est donc unanime (et partagé par les Etats Généraux de la Justice lancés par le Président de la République à 6 mois de la fin de son mandat et restés à ce jour sans suite) : la Justice se dégrade, le personnel judiciaire a de plus en plus de difficultés à exercer son métier correctement, le justiciable a de moins en moins confiance dans l’institution et le citoyen a une image dégradée de ce qui est pourtant l’un des piliers de l’Etat de droit.

Il est désormais urgent, pour sauver notre service public de la Justice, et notamment la justice civile, grande oubliée des réformes successives et du débat public, qu’une politique publique volontaire et ambitieuse soit mise en place passant notamment par les mesures suivantes.

I – REVOIR LES MOYENS DE LA JUSTICE

  • Une nécessaire augmentation du budget de la Justice doublée d’un rééquilibrage des crédits entre les différents secteurs de la Justice

Alors que le budget de la Justice représente 0,31% en moyenne du PIB par habitant en Europe, il ne représente que 0,21% en France.

OBJECTIF : augmenter de façon plus significative le budget destiné à la Justice afin de l’aligner sur celui de la moyenne des Etats européens.

En outre, si l’augmentation annuelle globale du budget de la Justice est de 8%, l’augmentation des crédits alloués à la justice judiciaire n’est que 3,6% (celle de l’administration pénitentiaire de 9,3%, celle de la PJJ (9) de 5,7% et celle de la conduite et du pilotage de la politique de la Justice de 21% !...) (10).

S’il n’est pas contesté que le système pénitentiaire nécessite d’importants moyens financiers et humains et donc, en amont, la justice pénale, il conviendrait de ne pas oublier la justice civile qui concerne la majorité de nos concitoyens.

OBJECTIF : rééquilibrer la répartition des crédits afin d’assurer une augmentation significative de ceux alloués à la justice judiciaire.

  • Une augmentation des moyens humains

Une augmentation significative du budget de la Justice doit permettre d’augmenter le nombre de personnels de Justice tout en rééquilibrant l’embauche en fonction des secteurs.

Entre 2021 et 2022, l’effectif de l’administration pénitentiaire a augmenté de 1,4% alors que celui de la justice judiciaire n’a augmenté que de 0,5% (11), ce qui est manifestement insuffisant : au Tribunal de Nanterre, sur 150 juges, 6 postes sont vacants alors que l’USM (12) estime le besoin à 40 juges pour un fonctionnement normal (13).

Les 200 postes de magistrats annoncés dans le PLF 2023 pour toute la France apparaissent dès lors bien insuffisants, d’autant qu’il faut aussi développer le personnel entourant le juge : les greffiers (les Etats Généraux estimant le besoin à 2.500 à 3.000 greffiers supplémentaires), les juristes assistants (qui pourraient permettre aux juges de se recentrer sur la tenue des audiences et la rédaction des jugements) et les autres agents administratifs.

OBJECTIF : pourvoir à très court terme les postes vacants de magistrats et de greffiers et à plus long terme augmenter le nombre de toutes les catégories de personnels de justice.

Cela doit s’accompagner d’une réflexion sur la répartition des emplois qui ne peut pas reposer uniquement sur le nombre d’habitants du ressort du Tribunal.

A titre d’exemple, le Tribunal de Nanterre, dans le ressort duquel se retrouvent beaucoup de sièges sociaux de grandes entreprises et où les divorces, de par l’importance du patrimoine d’époux résidant dans les villes huppées du 92, sont souvent complexes, a besoin de plus de personnel qu’un autre Tribunal regroupant une population en nombre équivalent.

La conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ) a créé un outil d’évaluation de la charge de travail des magistrats dont on pourrait s’inspirer (ce référentiel appliqué dans 114 tribunaux judiciaires aboutit à un déficit de 35,4% de magistrats du siège, soit un besoin de création de 1.500 postes de magistrats du siège en 1re instance).

OBJECTIF : mettre en place un système de répartition des moyens adossé à un référentiel d’évaluation de la charge de travail des magistrats.

  • Des logiciels efficaces

Comme l’a souligné la députée Cécile UNTERMAIER (14), les logiciels des tribunaux sont particulièrement lourds à utiliser et ralentissent le travail des juges et des greffiers.

La Cour des comptes, dans un rapport de janvier 2022 (15), estime que le plan de transformation numérique de la justice, « plus qu’une réelle transformation, a surtout été jusqu’à présent un plan de rattrapage » pour équiper des magistrats qui, pendant le confinement, ne pouvaient pas travailler de chez eux et perfectionner des logiciels de gestion aux bugs fréquents.

A cela s’ajoutent des outils numériques destinés à la relation entre les avocats et les magistrats (RPVA) qui diffèrent selon les juridictions et ne permettent pas toujours d’échanges fluides et constructifs pour le bon déroulement des affaires.

Enfin, la dématérialisation des demandes d’aides juridictionnelles (qui permettent aux justiciables aux ressources modestes de bénéficier d’un avocat payé par l’Etat) devait être généralisée au cours du 2e semestre 2021 mais elle est toujours en phase d’expérimentation.

OBJECTIF : Effectuer une remise à niveau du matériel et des logiciels, internaliser le pilotage des outils informatiques, harmoniser les logiciels utilisés par les juridictions et uniformiser les démarches judiciaires numériques pouvant être effectuées par les avocats et par les justiciables.

II – ENGAGER UNE REFORME DE LA JUSTICE CIVILE

L’objectif de qualité de la Justice, tel que l’entend la direction actuelle des services judiciaires, est le raccourcissement des délais. Et, pour y parvenir, elle veut augmenter le nombre de décisions rendues par magistrat. Ce qui aurait pour conséquence une baisse de la qualité des décisions et une augmentation des procédures en appel (une décision bien motivée étant moins susceptible d’appel que lorsqu’elle est mal ou insuffisamment motivée).

Cet objectif conduit également nombre de tribunaux à supprimer les audiences de plaidoiries, généraliser les procédures sans audience, dématérialiser les audiences… ce qui éloigne le justiciable de « son » procès et entretient la défiance des citoyens à l’égard de l’institution judiciaire.

Deux mesures permettraient pourtant d’améliorer la qualité du travail des magistrats et donc la confiance du justiciable en l’institution.

  • Refaire de la collégialité le principe

Actuellement, la grande majorité des affaires civiles sont traitées par un Juge unique et, s’il est possible de demander une collégialité, cela conduit à retarder l’issue du litige à de nombreux mois.

Pourtant, la collégialité présente plusieurs garanties :

  • Elle permet aux magistrats de se former et d’enrichir leur réflexion au contact de leurs collègues. Elle leur assure également une protection qui garantit la sérénité des débats (le CSM estimant que la collégialité permet de prévenir les attaques ad hominem dont ils peuvent être victimes) (16) et l’indépendance de leur décision ;
  • Elle assure au justiciable un examen pluriel du dossier et donc une décision équilibrée et motivée, peu susceptible d’avoir été influencée par l’éventuelle partialité d’un juge, et donc dotée d’une plus grande autorité.

OBJECTIF : Poser comme principe la collégialité de l’audience en matière civile (l’augmentation du nombre de magistrats et la création d’une équipe autour d’eux devant le permettre)

Faire de l’audience de plaidoiries un véritable moment d’échanges entre les Juges, les avocats et les parties

L’audience est faite pour le justiciable, pour lui permettre de plaider sa cause aux côtés ou par la voix de son avocat. Le justiciable y met beaucoup d’espoir car c’est souvent l’aboutissement d’une procédure longue et laborieuse sur un sujet qui l’affecte profondément (notamment en droit de la famille ou en droit de la responsabilité).

Aujourd’hui, parce qu’ils n’ont pas toujours le temps d’examiner les dossiers avant et donc de circonscrire les débats à certains points, les juges ne souhaitent plus entendre les avocats (et donc encore moins leurs clients) et se retranchent derrière le caractère écrit de la procédure pour solliciter uniquement des dépôts de dossier voire supprimer totalement l’audience de plaidoiries.

Cela aboutit à :
Une dévalorisation du travail de l’avocat car l’audience est en principe un moment d’expression et de valorisation du travail accompli, destiné à emporter la conviction des juges ;
Une frustration du justiciable qui ne sent pas « entendu » et comprendra plus difficilement la décision qui sera rendue.

OBJECTIF : Redonner à l’audience de plaidoiries son rôle à l’égard de l’ensemble des acteurs d’une décision judiciaire avec :
- L’envoi des dossiers de plaidoiries par les avocats au moins 15 jours avant l’audience de plaidoiries ;
- La rédaction, par l’un des Juges de la formation collégiale, d’un rapport résumant les enjeux du dossier, présenté par l’un des magistrats au début de l’audience de plaidoiries et posant les questions auxquelles ils souhaitent que les avocats répondent ;
- Un véritable échange entre les avocats et les magistrats autour des questions posées au terme du rapport ;
- Le dernier mot de l’audience au justiciable.

CONCLUSION :

Selon Jean-Charles ASSELIN, agrégé d’histoire et d’économie « Non, la pauvreté séculaire de la Justice en France n’est pas un mythe. Elle résulte rarement de politiques délibérées, de choix explicites, mais bien davantage d’une absence de politique, ou en tout cas de l’absence d’une volonté politique assez forte pour dégager les moyens nécessaires. La justice se trouve implicitement sacrifiée à d’autres priorités, et la pression des besoins les plus immédiats se fait alors sentir au point d’exclure tout vision d’avenir » (17).

Pourtant, nous savons, au Parti Socialiste, que les services publics, c’est le patrimoine de ceux qui n’ont rien. C’est aussi l’expression de la solidarité entre les citoyens et l’outil de la justice sociale qui est une de nos valeurs cardinales.

Le Parti Socialiste doit donc porter, pour la Justice comme tous les services publics, une politique volontaire et ambitieuse tant en matière de budget et de moyens qu’en matière de réforme redonnant, pour l’ensemble de nos concitoyens, un sens et une autorité à l’institution judiciaire.

(1) Les chiffres clés de la Justice Edition 2022 – Ministère de la Justice (2021 : 645.005 décisions pénales contre 2.030.116 en matière civile et commerciale)
(2) Les chiffres clés de la Justice Edition 2022 – Ministère de la Justice
(3) Rapport de la CEPEJ du 5.10.2022
(4) Les chiffres clés de la Justice Edition 2015 – Ministère de la Justice
(5) Les chiffres clés de la Justice Edition 2022 – Ministère de la Justice
(6) L’appel de 3 000 magistrats et d’une centaine de greffiers : « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout » (lemonde.fr)

(7) Enquête Les rapport des Français à la Justice CSA Sénat - Septembre 2021
(8) Tribune Elodie MULON – Gazette du Palais 18.10.2022 p.35 
(9) Protection judiciaire de la jeunesse
(10) Chiffres clés de la Justice 2022 – Ministère de la Justice
(12) Chiffres clés de la Justice 2022 – Ministère de la Jusitce
(13) Union Syndicale de la Magistrature
(14) « Mort d’une juge : les conditions de travail dénoncées » Le Parisien 04.11.2022
(15) Débats parlementaires sur le budget de la Justice dans le PLF 2023
(16) Rapport Cour des comptes « Point d’étape du plan de transformation numérique du Ministère de la Justice » 26.01.2022
(17) Conseil National de la Magistrature – Avis du 01.07.2021


Premier·e·s signataires :

Isabelle DAHAN, SNA au développement du Parti, 1ère SFA à la coordination (92)
Gulsen YILDIRIM, SN à la justice (87)
Nawel OUMER, SNA à l’animation des fédérations (75)
Brice GAILLARD, 1er Secrétaire Fédéral (92)
Michèle CANET, Membre de la CNCF, Présidente du Conseil Fédéral (92)
Michel CANET, Membre du CN, SF aux élections (92)
Thomas FAGART, SF au laboratoire des idées (92)
Omri SCHWARTZ, Membre du BFA (92)

Yannick TRIGANCE, SN à l’éducation, Conseiller Régional IDF (93)
Marc GRICOURT, Maire de Blois, SN aux services publics et à la fonction publique (41)
Hélène CONWAY-MOURET, Sénatrice, SN à la défense de la Nation (FFE)
Joaquim TIMOTEO, Conseiller départemental (92)
Eva COHEN, SF à la formation et à l’accueil des nouveaux adhérents (92)
Benjamin MICAT, SF à l’évènementiel (92)
Bruno TUDER (92)
André URBAN (92)
Evelyne VACHERIE (92)
Marie C. EL JAI (66)
Daniel ADOUE (32)
Luc CHARPENTIER (12)
Gabrielle VILLAIS (92)

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