L’auto-entreprenariat, cheval de Troie de l’ubérisation du travail ? Pour une régulation du statut de micro-entrepreneur

Contribution thématique du Congrès de Villeurbanne 2021

Tirant son nom de l’entreprise californienne proposant dans le monde entier un système de transport de voyageurs en véhicules avec chauffeurs entrant directement en concurrence avec les taxis, l’« ubérisation » se définit comme le phénomène qui, par l’arrivée d’un nouvel acteur assis sur une fonctionnalité technique ou technologique nouvelle, bouleverse un écosystème établi. L’ubérisation est donc une disruption, un élément qui met à mal les structures préexistantes et rebat les cartes. À l’image de l’entreprise qui lui a donné son nom, l’ubérisation est donc apparue dans le champ des plateformes numériques. Livraison de repas, service de transport avec chauffeur, service de coursier, etc., depuis plusieurs années maintenant, l’économie des services est en effet bouleversée par ces acteurs nouveaux. Profitant de l’essor des outils numériques et de la connectivité des consommateurs, ils proposent d’assurer, par l’intermédiation d’une plateforme numérique (en général une application pour smartphone), la mise en relation entre un consommateur à la recherche d’une prestation de service et un travailleur la proposant. L’entreprise se rémunère en prélevant des frais de service et/ou un pourcentage de la transaction.

 

Mais le caractère disruptif ce cette forme d’économie numérique ne se limite pas au tissu économique. Elle repose généralement sur le recours à des travailleurs indépendants, que la plateforme se borne officiellement à mettre en relation avec ces travailleurs avec les clients utilisant leur interface. Cette nouvelle forme de travail, liant un travailleur - prétendument indépendant - à une entreprise souvent unique, pose un problème récurrent de régulation du marché du travail et de protection de travailleurs prolétarisés. La Justice, en France comme dans d’autres pays européens, l’a d’ailleurs requalifiée à plusieurs reprises en un contrat de travail salarié et condamné l’entreprise/plateforme à payer des arriérés de cotisations sociales.

 

Ceci faisant, la disruption s’étend ainsi à l’organisation du travail puisque les travailleurs exerçant ces activités ne sont ni de véritables indépendants ni des salariés. Ils exercent sous le statut de micro-entrepreneur, autrefois auto-entrepreneur, entré en vigueur le 1er janvier 2009. Le régime a originellement pour but d’encourager la création d’entreprises – notamment dans le cadre de reconversions professionnelles - en simplifiant fortement les formalités de création, d'interruption et de cessation d'une activité professionnelle individuelle à but lucratif. Ce statut permet notamment l'inscription et l’enregistrement directement en ligne de son entreprise, mais simplifie également le paiement des cotisations sociales, des impôts et des taxes qui sont regroupés dans une cotisation unique et proportionnelle au chiffre d’affaires. Si la création de ce statut répond à une vision libérale des activités économiques, il n'en dispose pas moins de certains mérites en ce qu'il permet de diminuer le risque associé à la création d'entreprise (simplification des formalités administratives et des cotisations). Il permet ainsi à une personne qui souhaite développer son activité de la lancer dans le cadre d’une polyactivité et de pouvoir sécuriser son modèle économique avant de basculer dans une entreprise classique.

 

Or, cette justification originelle de l’auto-entreprenariat a depuis été largement contournée. Il est devenu pour beaucoup de travailleurs une forme de tiers statut en substitution du salariat. Depuis les plateformes numériques, son utilisation s’est en effet étendue à des secteurs de l’économie traditionnelle comme la restauration ou certains métiers du tourisme.

Il se crée entre 300.000 et 400.000 micro-entreprises chaque année, si bien que le nombre d’auto-entrepreneurs atteignant, 1,4 millions de personnes fin 2019. Le chiffre d’affaires moyen reste très faible, à hauteur de 11.300 euros, et ne doit sa progression constante qu’au relèvement des plafonds de revenus d’une part et au contournement de ce statut pour masquer de faux salariés d’autre part, cette dérive étant précisément permise par le doublement du plafond de chiffre d’affaires intervenu en 2018.

 

Du point de vue de l’activité économique, le principal problème réside dans le recours à des travailleurs qui n’ont d’indépendants que le nom même si le risque économique est quasi exclusivement supporté par eux. Ce n’est ni plus ni moins qu’un retour au tâcheronnage tel qu’il avait encore cours au XIXe siècle, au début de la révolution industrielle. Trois éléments permettent, y compris aux yeux de la justice, de distinguer le faux travail indépendant :

  • Des ordres ou instructions délivrés par un donneur d’ordres unique ;
  • La capacité de contrôle de l’exécution des tâches par le donneur d’ordres ;
  • La possibilité pour ce dernier de sanctionner disciplinairement son collaborateur.

C’est sur ces bases que la Cour de cassation a déjà prononcé des requalifications en salariats de travailleurs dits indépendants, mais toujours a posteriori.

 

Pour les employeurs, le recours à des auto-entrepreneurs plutôt qu’à des salariés à l’avantage de la flexibilité, ainsi que du contournement des cotisations sociales. Pour les travailleurs, majoritairement peu qualifiés, la faiblesse des cotisations – lorsqu’elles sont correctement déclarées auprès de l’Urssaf, ce statut peut avoir un attrait en ce qu’il propose une rémunération immédiate généralement plus élevé qu’un CDD ou CDI au Smic par exemple. Plus généralement, des personnes privées d’emploi n’ont pas toujours le choix de refuser lorsqu’une telle combinaison, et la promesse d’un retour à l’activité qui va avec, leur est proposé. Le corolaire en est l’absence quasi générale de protection sociale :

  • Déficit d’assurance (chômage, retraite, etc.)
  • Impossibilité de recours et de protection juridique (en cas de rupture unilatérale de la collaboration ou de privation du droit à l’intermédiation dans le cas de l’usage d’une plateforme)
  • Incertitude liée aux conditions de travail.
  • Absence de garantie de rémunération ou de salaire minimum.
  • Exposition aux risques professionnels

 

Cette quasi-absence de protection sociale touche en réalité l’ensemble des indépendants, mais expose de manière plus forte les auto-entrepreneurs pour lesquels la rémunération moyenne est très basse et ne permet pas de constituer, par exemple, une épargne de précaution ou de souscrire des assurances complémentaires. Elle a, en bout de chaîne, des conséquences pour l’État et les finances publiques, qui devront, en cas d’accident du travail, d’invalidité, etc., en supporter le coût afférant sans avoir reçu les cotisations correspondantes.

 

Le modèle du salariat, autour duquel s’est bâti notre droit social, correspond en définitive à une construction récente, héritée du XIXe siècle et de la révolution industrielle, bien loin de conceptions plus anciennes du travail. L’essor des plateformes constitue-t-il les prémices d’une mutation plus profonde du monde du travail, marquée par un dépassement du salariat au profit du travail indépendant ? Dans de nombreux pays, on assiste à cet égard au développement de formes hybrides entre salariat et travail indépendant, dont la caractéristique commune est de transférer une partie des coûts fixes de l’entreprise et des risques liés à l’organisation de la production de biens ou de services sur les travailleurs, échappant ainsi aux seuils sociaux et à la participation aux mécanismes de la solidarité nationale. Le statut d’auto-entrepreneur, dans sa dérive actuelle, correspond tout à fait à cette description. Une entreprise peut en effet ainsi diminuer ses coûts en multipliant les contractualisations avec des partenaires indépendants plutôt que d’organiser le travail de salariés au sein d’une organisation.

 

Il est donc nécessaire de légiférer et de réguler le secteur de l’auto-entreprise, sans tomber dans le piège de la création d’un tiers statut qui n’aurait d’autre mérite que celui de permettre la régularisation de facto des abus que nous venons de dénoncer. Il faut au contraire réaffirmer la primauté du salariat, le Code du Travail offrant déjà la flexibilité nécessaire pour permettre à des formes de travail très diverses de s’inscrire dans ce cadre général. Il ne s’agit pas, pour les socialistes, de nier ou de refuser certaines évolutions du travail, notamment dans le cadre du développement de l’économie numérique. Il s’agit en revanche de plaider inlassablement pour une régulation de ces évolutions du travail, afin que celles-ci se réalisent dans un cadre global négocié qui permettent d’assurer, de maintenir ou d’améliorer la protection des travailleurs concernés.  C’est en effet le rôle de la puissance publique que d’imposer ces régulations afin de gérer cette transition et d’en modérer les effets négatifs sur notre système de protection sociale notamment.

 

Nous proposons :

 

1 • Une limitation temporelle de l’usage du statut d’auto-entrepreneur. Pour les travailleurs dont l’activité principale est exercée sous le statut d’auto-entrepreneur, il conviendrait de limiter le bénéfice de ce statut à 5 ans [Préconisation n°1]. Ce délai doit être suffisant pour permettre à la personne concernée de développer son activité de manière pérenne tout en minimisant les risques, une des vocations initiales de la micro-entreprise. Au-delà, l’auto-entrepreneur pourrait être accompagné par la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) dont il dépend afin de modifier le cadre statutaire de son activité vers celui d’une entreprise classique ou d’un véritable indépendant. Si à l’issue de ce délai, la transformation en une entreprise classique n’est pas possible, l’auto-entrepreneur concerné doit être accompagné pour bénéficier de dispositif de formation et de validation des compétences qui lui permettront d’assurer sa reconversion.

 

2 • Pour les auto-entrepreneurs n’ayant qu’un seul client, nous proposons de limiter la durée de la prestation à dix-huit mois, soit la même durée que les CDD à échéance précise. Si la prestation réalisée pour le compte de l’entreprise cliente nécessite une durée supérieure à 18 mois, cela signifie très certainement qu’une embauche avec un contrat de travail à durée indéterminée doit être envisagée, sans période d’essai, sous peine d’une requalification automatique. Cette mesure vise à lutter contre le recours abusif à l’auto-entreprenariat par les donneurs d’ordres. S’agissant de travailleurs conventionnels, le droit du travail doit s’appliquer.

3 • Nous proposons également de fixer une limite au nombre d’auto-entreprises qu’un donneur d’ordres pourrait choisir comme prestataires sous-traitants, en pourcentage de son effectif salarié global, afin de limiter le recours à des indépendants auto-entrepreneurs comme substitution au salariat. Ce taux pourrait être fixé à 10 ou 15% mais pourrait aussi varier selon les branches d’activité et être déterminé par les partenaires sociaux, à condition de ne pas dépasser un plafond de 25%. Si l’entreprise ne peut se développer de manière pérenne en recrutant des salariés, cela invalide nécessairement son modèle économique.

 

4 • Dans certains secteurs qui emploient massivement des auto-entrepreneurs, comme le transport de personnes ou la livraison à domicile, la rémunération proposée par les donneurs d’ordre est loin d’atteindre le salaire horaire minimum. À titre d’exemple, le Bureau International du Travail (BIT) estime qu’en 2017 les travailleurs indépendants exerçant pour le compte des plateformes numériques ont perçu une rémunération horaire moyenne de 3,86€, soit un peu moins de 50% du SMIC en France. Il est donc impératif de garantir aux travailleurs indépendants une rémunération minimale au SMIC horaire, qui doit tenir compte, bien évidemment, des coûts fixes supportés par le travailleur (achat et entretien du matériel, etc.)

 

Ces propositions ne doivent pas nous exonérer d’avancer également dans la voie d’une réforme de la protection sociale des travailleurs indépendants. Celle-ci, dont la philosophie globale repose sur l’architecture qui avait été élaborée à la Libération au moment de la création de la Sécurité sociale, se révèle à bien des égards insuffisamment protectrice et ne prend en compte ni la diversité des situations concernées ni les évolutions du travail des indépendants au cours des 75 dernières années.

 

            Notre objectif n’est aucunement d’entraver la révolution numérique qui transforme radicalement notre économie et conséquemment notre façon de travailler, qui se diffuse y compris dans certains secteurs de l’économie traditionnelle. Mais parce que nous sommes socialistes, nous devons veiller à ce que ces (r)évolutions se produisent dans le respect du droit – en l’occurrence du droit du travail – et ne conduisent pas à creuser les inégalités et paupériser davantage des populations pour la plupart déjà exposées ou vulnérables. Disons-le clairement : les mutations du travail ne peuvent ni ne doivent conduire, par la mise en concurrence de salariés transformés en entrepreneurs individuels, à la création d’un prolétariat du XXIème siècle ! Nous devons, par la réhabilitation du rôle régulateur de l’État, fixer des objectifs ambitieux de protection des travailleurs afin d’orienter le développement économique vers le progrès social et l’intérêt général.

 

Signataires

Vincent DUCHAUSSOY, Secrétaire national en charge du Travail et du Dialogue social

Aurélia ANDREU, Militante Paris 17e

Olivier JACQUIN, Sénateur de Meurthe-et-Moselle

Dylan BOUTIFLAT, Premier secrétaire fédéral adjoint de la fédération de Paris, membre du BN

 

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