Trois ruptures pour une nouvelle doctrine socialiste


Thème : Face au dérèglement climatique et à l’insécurité alimentaire, l’urgence de nouvelles régulations de l’économie agricole


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Permettre aux idées socialistes de retrouver leur virulence et leur attractivité perdues. Voilà ce qui devrait aussi animer, au-delà de nos débats stratégiques, les discussions du prochain congrès du Parti socialiste.

La défaite historique à l’élection présidentielle de 2022 n’est pas, en effet, le seul produit des erreurs et errements d’une campagne difficile. Elle trouve aussi quelques raisons dans un état d’épuisement idéologique qui perdure au sein de la social-démocratie depuis au moins une décennie.

Les dynamiques effrénées du capitalisme rendent, chaque jour, plus hideuse l'image de nos sociétés tout à la fois productrices de richesses inégalées et facteurs d'injustices multiples. Mais nous peinons encore à formuler une vision stimulante de notre identité politique.

Les nombreuses collectivités locales dirigées par des socialistes, permettent d’agir en continu pour transformer le réel. Mais ces expériences locales ne nourrissent aucune stimulation susceptible de faire adhérer à un projet global.

La dynamique enclenchée par l’accord de la Nupes a confirmé une bienheureuse rupture dans la perception du Parti socialiste par le peuple de gauche. Mais elle ne peut suffire à requalifier une doctrine socialiste qui serait en phase avec les défis contemporains.

Bref. Il nous faut y répondre en faisant preuve d’enthousiasme à la tâche. C’est tout le sens de la feuille de route portée par notre Premier secrétaire, Olivier Faure.

Y répondre en faisant aussi preuve de lucidité pour saisir les glissements qui nous ont éloignés de nos promesses d’alternative. Et, pour contribuer à cet exercice, commençons par évoquer trois ruptures qui mériteraient d’être assumées : rupture avec la lancinante marchandisation de la société, rupture avec la tyrannie méritocratique, rupture avec la paupérisation des services publics. Autant de sujets qui touchent, in fine, à notre rapport au marché. Et qui d’autres que des socialistes sont les plus légitimes à les engager ?

 

I. La logique du marché ne peut faire société

En se concentrant sur la recherche permanente d’un compromis avec les forces du marché, la social-démocratie a certes favorisé la régulation du secteur économique. Mais elle a parallèlement détourné le regard sur ce qui se jouait ailleurs : L’extension du domaine du marché.

Pour reprendre les mots de Michael Foessel, le projet du réformisme de gauche était de démocratiser le capitalisme. Mais cette initiative a rencontré le projet symétrique du néolibéralisme : « faire entrer le capitalisme dans la démocratie ».

Les réflexes marchands s’imposent dorénavant partout et pour tous. Aujourd’hui, pour 50 euros, vous avez la possibilité de louer un ami pour vous accompagner au cinéma. Il vous faudra environ le double pour louer une personne en situation de handicap afin de l’utiliser comme coupe-file pour entrer dans le parc Disney World en Floride.

Dans ses travaux, le philosophe politique américain Michael J. Sandel nous explique qu’une « société de marché est un mode de vie tel que les valeurs marchandes s’insinuent dans le moindre aspect des affaires humaines. C’est un lieu où les relations sociales sont réaménagées à l’image du marché ».

Nous y sommes. Le marché n’a pas seulement gagné du terrain comme outil, il s’est aussi imposé comme idéologie. En cherchant de nouveaux relais de croissance, l’économie de marché s’est ainsi appropriée des dimensions de nos vies qui étaient jusqu’à présent étrangères à toute rationalité monétaire. Marchandisation de l’éducation, du corps, des données… Et même du CO2 puisque nous avons ouvert la possibilité d’acheter ou de vendre des droits à polluer.

Avec Lionel Jospin, nous condamnions hier par des mots le passage d’une économie à une société de marché mais nous l’avons accepté aujourd’hui dans les faits. Nous l’avons même quelques fois accompagnée au pouvoir en cédant aux injonctions économistes dans la gestion des hôpitaux publics, en privilégiant la « rationalisation » pour privatiser à l’échelle locale des missions d’intérêt général, en effaçant les limites qui préservaient alors d’autres activités sociales ou humaines de logiques mercantiles.

Ce glissement s’est fait sans débat suffisant sur la valeur que nous accordions aux choses, aux services, aux biens communs. Penser une nouvelle doctrine socialiste exige pourtant de définir ce qui, pour nous, n’est pas achetable ou ne devrait pas pouvoir s’acheter. Et par là même à redéfinir et à assumer ce qui devrait être pris en compte pour mieux arbitrer nos choix collectifs au-delà des « rationalités » financières ou marchandes.

C’est ainsi que la Nouvelle-Zélande, par exemple, a souhaité placer le concept de « bien être des citoyens » au centre des décisions relatives aux dépenses publiques. La santé mentale, la lutte contre les violences familiales, la réduction de la pauvreté des enfants en ont directement bénéficié en devenant leurs priorités budgétaires.

 

II. La valeur du mérite ne suffit pas à la justice

Paradoxalement, c’est de l’autre côté de l’Atlantique que les critiques les plus puissantes sont actuellement exprimées sur les effets délétères de l’idéal méritocratique. Le principe selon lequel chacun doit pouvoir réussir selon son travail et ses talents, était jusqu’à présent peu remis en cause dans le débat public. Il est même souvent associé à la promesse d’égalité des chances.

Pour les socialistes, la possibilité de permettre à chacun d’être sur une même ligne de départ pour bénéficier de conditions d’ascension identiques, constitue l’un de nos objectifs affirmés. C’est au nom de ces idées que nous combattons toute forme de discrimination et travaillons à combattre les inégalités « à la racine ».

Mais ce combat indispensable ne peut suffire à édicter une société juste.

Tout d’abord parce que le mérite édicté comme un dogme, est un concept douteux dès lors qu’il s’appuie sur la logique des diplômes. La capacité de réussite scolaire ne s’appuie pas seulement sur des conditions d’études identiques (si tentées qu’elles le soient réellement). D’autres facteurs, comme le contexte familial favorable ou défavorable, y participent. Érigé comme arbitre des places sociales, le mérite génère de la frustration chez les perdants dont l’échec n’est lié qu’à leur seule responsabilité. Comme le démontre le philosophe Michael J. Sandel dans son dernier ouvrage, cette « tyrannie du mérite » pèse directement sur l’estime de soi. Et chez les gagnants, cette méritocratie laisse à penser qu’ils ne sont que les seuls responsables de leur réussite, affaiblissant de fait tout lien de solidarité.

Ensuite et surtout, parce qu’une société qui donnerait les mêmes chances à chacun n’en serait pas pour autant juste si les destins restaient profondément inégalitaires en termes de revenus, et donc de conditions d’existence.

Là encore, nous avons ces dernières années, détourné nos regards d’une partie du problème : En nous concentrant sur l’enjeu de l’égalité des chances, nous en avons oublié l’inégalité d’existence. Les 10 % des Français les plus riches touchent en moyenne 7 fois plus que ce que touchent les 10 % des plus bas après impôts et prestations sociales. Un tel écart est-il justifié par un décalage de talents ? Assurément non. La question des conditions de vie de chacun, quel que soit son « mérite », doit retrouver la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre dans notre projet.

C’est une deuxième rupture nécessaire qui appelle à se concentrer plus encore sur les enjeux de répartition des richesses : Le niveau de vies des plus modestes était en 2018 encore inférieur à son niveau de 2008 quand celui des plus riches avait explosé sur la même période. Une rupture qui oblige aussi à mieux aligner les niveaux de revenus sur la contribution sociale des emplois. L’échelle des salaires doit véritablement prendre en compte l’utilité sociale des métiers. C’est un chantier immense.  

 

III. Les services publics doivent assurer l’excellence commune

 « Les services publics sont le capital de ceux qui n’en ont pas ». De fait, les services publics concourent à la réduction des écarts de revenus entre les Français les plus riches et ceux qui sont le plus en difficultés. Selon les analystes de l’INSEE, les écarts de revenus passent de 8 à 4 après redistribution via les prestations sociales et la prise en compte des services publics réduit de moitié cet écart !

Si les services publics constituent donc un filet de sécurité vital pour les populations les plus précaires, ils ne bénéficient plus du rayonnement et de l’attractivité passés. Le temps n’est pas si lointain où pouvoir se faire soigner dans un CHU était un gage de qualité de soins plus important que dans n’importe quelle clinique, où l’école publique était la filière de référence dans de multiples territoires, où enseigner dans une université était plus prestigieux que d’exercer dans une école de commerce. La recherche publique était à la pointe de son secteur. Et on se battait pour bénéficier des services des opérateurs publics…

Soumis à la concurrence et aux coupes budgétaires, le secteur public s’est depuis recroquevillé. Il n’a plus la capacité de proposer le meilleur service mais doit bien souvent s’attacher à un rôle social de « voiture balai » bien éloigné des ambitions de cohésion et d’excellence pour tous.

Cette paupérisation du secteur public génère de multiples conséquences. Elle affaiblit le « commun » en poussant les concitoyens les plus fortuné (ou les plus informés) à privilégier des acteurs privés plutôt que de rester dans le public (le développement actuel des écoles sous contrat en est une des illustrations). Elle légitime chez certains, la réduction des coûts et la baisse des crédits alloués à des services qui n’ont plus de vocation universelle mais désormais sociale. Elle alimente la crise des vocations et le gel des salaires des agents publics.

Une partie de la crise actuelle des vocations dans le secteur public, s’explique aussi par cette évolution. Les métiers dans l’éducation nationale ou l’hôpital ne sont plus attractifs en raison des moyens alloués, mais aussi de l’image renvoyée. La hausse des réclamations (+18%) des usagers des services publics constatée par le Défenseur des Droits, l’affaiblissement de la qualité du service rendu devraient être considérées comme des alertes majeures de la dégradation de la place du service public dans notre pays.

Concentrés sur le combat nécessaire et légitime de l’accès pour les plus démunis à des services essentiels, nous avons eu tendance à renier toute ambition pour le service public. Il est temps de le remettre au premier plan pour garantir un droit à l’excellence commune.

Il faudra pour cela revoir la répartition entre privé et public dans bien des secteurs, comme dans l’éducation, pour que les acteurs du public ne soient pas cantonnés à ne s’occuper que des concitoyens les plus fragiles pendant que les acteurs privés seraient exonérés d’obligations en utilisant la sélection.

Cela nécessite évidemment aussi de revaloriser les salaires des fonctionnaires comme d’investir massivement dans nos services publics. Car ceux-ci ne doivent pas être seulement le capital de ceux qui n’en ont pas, mais bien le capital le plus précieux de toute notre communauté.

On dépense de moins en moins pour nos services publics ! Derrière les critiques sur la part croissante des dépenses publiques dans le PIB depuis 20 ans, la réalité des chiffres démontre que cette augmentation n’est liée qu’à des transferts aux ménages et aux entreprises. Dans le détail, pour reprendre les données évoquées par Benjamin Brice dans son ouvrage « la sobriété gagnante », les dépenses de l’État pour l’enseignement ont baissé de 21% entre 1995 et 2019.  Si celles pour l’hôpital ont bénéficié d’une hausse de 8%, dans cette même période la part de +75 ans dans la population a augmenté… de 50% !

Notre rapport aux services publics mérite donc d’être modifié. En leur donnant pleinement les moyens d’être les bras armés de nos ambitions nationales. C’est une troisième rupture.

***

Dans ce moment où le monde est cerné de turbulences, la gauche, notre gauche, se retrouve confrontée à un défi de taille. Saura-t-elle mener bataille contre la société de marché pour renouer avec ses aspirations initiales ? Pourra-t-elle enrayer la marchandisation croissante des choses, des hommes, de la nature et du temps pour imposer d’autres valeurs d’organisation de nos sociétés ?

Car la puissance de la mécanique du marché réside ici : dans sa capacité à produire de l’efficacité mais aussi et surtout à imposer une « rationalité marchande objectivée ». Michael J. Sandel le décrit parfaitement : « À sa façon, la rationalité marchande vide également la vie publique de tout ce qui s’apparente à un argumentaire moral. Le marché séduit en partie parce qu’il ne prononce aucun jugement sur les préférences qu’il satisfait. Il ne se demande pas si certains modes d’évaluation des biens sont supérieurs à d’autres ou plus valables. Si quelqu’un est prêt à payer pour avoir des rapports sexuels ou se faire greffer un rein et qu’un adulte consentant veut bien lui vendre ce qu’il recherche, la seule question que l’économiste pose est : « Combien ? » Le marché n’agite pas l’index en signe de réprobation : il ne différencie pas les préférences admirables des préférences basiques, chacune des parties contractantes décidant toute seule de la valeur qu’elle accorde aux choses échangées. Cette approche neutre des valeurs inhérente au raisonnement marchand explique la majeure partie de l’attrait qu’il exerce, mais le fait est aussi que la conjonction de notre réticence à échanger des arguments moraux et spirituels et de notre acceptation du marché a prélevé un lourd tribut : elle a ponctionné l’énergie morale et civique du discours public au bénéfice de la politique technocratique et managériale dont tant de sociétés contemporaines pâtissent ».

Le combat qui nous attend nécessite donc de revendiquer un corpus éthique. C’est la condition d’émergence de toute société décente.


Premiers signataires :

Maxime des Gayets (CN, Paris),

Sarah Proust (CN, Paris)-Patrick Becquet (Ile-et-Vilaine)- Damien Bobillot (Paris)- Morgan Bougeard (CN, Paris)- Dorine Bregman (BF, Paris)- Remi Cardon (Premier secrétaire fédéral, Somme)- Franck Charlier (Premier secrétaire fédéral, Saône-et-Loire)- Luc Charpentier (SF, Aveyron)- Florence Chivassa (Paris) - Hélène de Comarmond (CN, Val-de-Marne)- Yannick Dejoie (Paris)- Alain Delmestre (SN, Paris)- Mathieu Delmestre (BNA, Paris)- Yasmine El Jai (SF, Paris)- Tristan Foveau (Premier secrétaire fédéral, Finistère)- Brice Gaillard (Premier secrétaire fédéral, 92)- Valentin Guenanen (CF, Paris)- Franck Guillory (BF, Paris)- Céline Henquinet (CN, Paris)- Jonathan Kienzlen (Premier fédéral, Val-de-Marne)- Chloé Laurent (Paris)- Gaston Laval (SF, Paris)- Mirelle Massin (Paris)- Mathieu Monot (Premier fédéral, Seine-Saint-Denis)- Enzo Philip (Bouches-du-Rhône)- Anna Pic (CN, manche)- Estelle Picard (CN, Deux-Sèvres)- Franck Sempe (Paris)- Véronique Stephan (Paris)- Yannick Trigance (CN, Seine-Saint-Denis)- Pierre-Alain Weill (CF, Paris), Karim Ziady (CN, Paris)…


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