Ubérisation : quels gestes barrières contre les statuts précaires ?

Tribune initialement publiée dans Libération : ici

 

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Pour que la digitalisation de l'économie ne favorise pas l'émergence d'un précariat, un collectif de sénateurs et députés PS appelle à protéger le statut des travailleurs des plateformes.

Signataires: Olivier Faure, Premier secrétaire du Parti Socialiste, Député de Seine-et-Marne, Patrick Kanner, Président du groupe socialiste au Sénat, Sénateur du Nord, Valérie Rabault, Présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Députée du Tarn-et-Garonne, Olivier Jacquin, Sénateur de Meurthe-et-Moselle, Secrétaire national du PS aux mobilités, Stéphane Vernac, Professeur de droit privé à l’Université de St Etienne, Vincent Duchaussoy, Secrétaire national du PS au travail et au dialogue social, Monique Lubin, Sénatrice PS des Landes, Nadine Grelet-Certenais, Sénatrice PS de la Sarthe, Boris Vallaud, Député PS des Landes, Dominique Potier, Député PS de Meurthe-et-Moselle, Martial Bourquin, Sénateur PS du Doubs.

Nous demandons au gouvernement de ne plus tergiverser sur la recherche d’un nouveau statut hybride pour les travailleurs des plateformes numériques, étant donné que le salariat, les coopératives ou que la vraie indépendance – qu’il faut améliorer – constituent des solutions efficaces pour enrayer le cyber-précariat. Les plateformes numériques doivent en parallèle se voir appliquer un véritable devoir de vigilance. La digitalisation de l’économie ne doit pas être synonyme d’ubérisation et de destruction des droits sociaux, à moins de vouloir revenir au temps des cireurs de chaussures.

La crise sanitaire que nous traversons permet de rendre visible ce que beaucoup ne voyaient pas, ou se refusaient à voir : si partout les rues se vident, elles voient encore s’activer les oubliés de la République que sont les travailleurs de plateforme numérique. Ces tâcherons du XXIesiècle n’ont d’autres choix que de poursuivre leur travail, parce qu’aucune des garanties offertes par le code du travail n’assure la protection de leur santé, ni la compensation de la perte de leur revenu s’ils ne souhaitent pas travailler, ou s’ils sont touchés par le virus. Cet état de fait découle du prétexte mensonger qu’ils ne seraient pas des salariés mais des chefs d’entreprises individuelles.

Mais qui peut encore sérieusement penser qu’ils sont entrepreneurs, alors qu’ils sont simplement mis en relation avec des clients par une plateforme ? 

Des réponses judiciaires ont été apportées : par deux fois en 2018 et en 2020, la Cour de cassation a admis que puisse être constaté le lien de subordination constitutif d’un contrat de travail entre un travailleur autoentrepreneur et une plateforme. La Haute juridiction a même considéré, s’agissant d’un chauffeur Uber, que le statut de travailleur indépendant était «fictif», même si le travailleur détermine librement la période et la durée de ses connexions. La Cour de justice de l’Union européenne, saisie en 2019, admettra sans doute bientôt l’application des règles européennes en matière de temps de travail à ces travailleurs. Ceux-ci sont donc soumis au code du travail. Cependant, la reconnaissance de leurs droits supposerait que chacun d’entre eux saisisse individuellement le juge et obtienne au terme d’une longue et coûteuse procédure, la reconnaissance de leur véritable statut. 

Face à la crise, les travailleurs des plateformes numériques ne peuvent plus attendre ! Le gouvernement doit enfin assumer ses responsabilités, pour que cesse le triste décompte de ces personnes touchées par le virus dans le cadre de leur activité.

Protéger ces indépendants «fictifs» 

Nous demandons tout d’abord que le gouvernement, déjà habilité par la loi d’urgence du 23 mars dernier à prendre des mesures immédiates, impose aux plateformes d’assumer leurs réelles responsabilités sanitaires et économiques. 

Au premier chef, les plateformes doivent être comptables de toutes les obligations de sécurité pesant sur tout employeur, qu’elles soient sanitaires ou financières. Nous demandons urgemment que :

  • Pendant la crise, la solidarité nationale permette à ces travailleurs de subsister. L’aide forfaitaire de 1 500 euros du gouvernement, si elle a bien sûr le mérite d’exister, n’est pas suffisante pour permettre à un chauffeur Uber d’assumer ses charges fixes (la location du véhicule, les 300 euros mensuels d’assurance, les frais d’entretien) et d’avoir un reste à vivre décent. 

  • Un mécanisme de mise en activité partielle soit rapidement créé et cofinancé par l’Etat et les plateformes. Sans revenus et acculés, des travailleurs prennent des risques inconsidérés : certains en sont morts ou sont contaminés. 

  • A ces impératifs s’ajoutent une véritable protection contre les risques sanitaires, inhérents à l’exercice de l’activité des chauffeurs VTC et livreurs à vélo. Ils sont en contacts avec le public, en déplacements permanents, et parfois en l’absence d’équipements de protection (gel, gants, masques).

Nous ne demandons rien d’autre que de garantir les protections auxquelles ces faux indépendants doivent avoir droit.

Une requalification immédiate en salariat  

Nous demandons donc, une fois l’état d’urgence levé, que l’extension de la qualité de salarié de ces travailleurs de plateforme soit enfin clairement reconnue dans notre code du travail. Les tentatives gouvernementales de contournement du droit du travail doivent cesser. Sans le dire, elles favorisent le développement de plateformes numériques dont le modèle économique spéculatif n’ouvre d’autre choix que de sous-payer le travail. Il est urgent d’agir car ce modèle se fonde sur la logique du fait accompli, par la création d’habitudes de consommation qui reposent sur une sape des standards de la protection sociale. 

Saisi par les deux groupes parlementaires socialistes, le Conseil constitutionnel a enrayé ces manœuvres gouvernementales en censurant une disposition de la loi d’orientation des mobilités – les fameuses «chartes» – qui avait pour objet de freiner les requalifications judiciaires. L’Etat de Californie n’a pas hésité à choisir cette voie. Soyons tout aussi responsables et si besoin, légiférons rapidement sur une requalification de ces contrats.  

En parallèle, il est nécessaire de rendre la forme coopérative davantage visible. Elle est un excellent outil en ce qu’elle préserve la liberté et l’indépendance des travailleurs à s’organiser et leur permet de se constituer en collectivité. Trop mal connue, la coopérative d’activité et d’emploi compatible avec le statut «d’entrepreneur-salarié», garantit une rémunération fixe à laquelle s’ajoute une part variable selon l’activité. Elle permet également l’ouverture de droits sociaux afin de les émanciper d’un algorithme souvent tyrannique, sorte de contremaître 2.0.

Devoir de vigilance

Nous demandons enfin que ne soient pas abandonnés les véritables travailleurs indépendants, qui doivent être dotés de vrais droits sociaux. D’abord, le sous-statut « d’autoentrepreneur » doit être réservé à la seule phase de création de l’entreprise, et ne doit plus être cette forme déguisée du travail, qui est un cheval de Troie pour notre modèle social. 

D’autre part, même lorsqu’ils ne sont pas subordonnés, les indépendants peuvent être soumis à un état de dépendance économique avec une entreprise cliente. L’achat de service à un tarif qui ne permet pas d’assurer une rémunération raisonnable du travail, c’est-à-dire à perte, doit enfin être interdit dans notre droit.

N’est-il pas temps d’imposer aux grands donneurs d’ordre une véritable obligation de vigilance à l’égard de leurs travailleurs indépendants ? 

Une loi de 2017 relative au devoir de vigilance des grands groupes a ouvert une voie incontournable. En substance, elle permet d’identifier les entreprises qui exercent un pouvoir d’organisation de l’activité d’un travailleur et de lui en faire assumer les responsabilités.

La digitalisation de l’économie est utile mais ne doit pas être synonyme d’ubérisation et de destruction des droits sociaux. Salariés, coopérateurs ou indépendants, conservons et renforçons ces «statuts barrières», ces cadres d’emploi clairs. Faisons cesser instamment ces tentatives de création d’un statut hybride qui ne fera que précariser davantage ces travailleurs. La livraison à domicile de sushis ne justifie pas la destruction de notre modèle français : nous refusons le cyber-prolétariat.

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