Thème : Parti et socialisme
L’homme est un être social ; sa liberté, pour être véritable, suppose un ancrage collectif. Toutefois, cette sociabilité ne relève ni d’un donné naturel ni d’un acquis inaltérable : elle procède de constructions politiques et sociales sans cesse menacées par les forces de l’isolement.Le socialisme naît au XIXe siècle en réaction à une profonde transformation anthropologique et économique. La Déclaration de 1789 érige l’individu en sujet de droit universel, dissocié de ses appartenances traditionnelles. La loi Le Chapelier, en abolissant les corporations, entérine cette mutation : l’individu abstrait se substitue à l’homme enchâssé dans des communautés organiques.
Ce nouvel « individualisme d’universalité » (Rosanvallon) bouleverse l’ordre social : l’État ne reconnaît plus que des individus, sans médiation. Ceux-ci deviennent électeurs souverains en droit, mais isolés de fait, livrés aux rapports de force. Car cette universalité formelle, en dissolvant les solidarités héritées, engendre un vide.Ce vide est bientôt comblé par d’autres formes de dépendance, plus insidieuses : le travailleur, désormais seul face au capital, illustre cette vulnérabilité. Marx y voit une mystification égalitaire, instrumentalisée par la bourgeoisie pour asseoir sa domination.
Parallèlement, l’industrialisation et l’exode rural accélèrent le déracinement des individus, pulvérisant les réseaux d’entraide des métiers et des villages. Durkheim analysera cette évolution comme le passage de la solidarité mécanique à une individualisation contrainte. Dépossédés de leurs liens communautaires, les individus se retrouvent exposés à une atomisation sociale inédite.
Le socialisme s’institue alors comme réponse à cette dislocation. Néologisme forgé par opposition à l’individualisme, il vise à reconstituer du lien entre les êtres. Il repose sur une conviction : le bonheur humain s’enracine dans le collectif – qu’il prenne la forme du travail partagé, de l’amitié ou de la coopération. Dès lors, son action historique consistera à promouvoir les partis, les syndicats, la conscience de classe – autant de leviers pour que l’égalité permette l’émancipation, et que l’émancipation ouvre la voie à l’épanouissement.
1. LE NÉOLIBÉRALISME OU LE RÈGNE DE L’INDIVIDU ROI
La nouvelle phase du capitalisme qui s’ouvre dans les années 70 avec le développement du néolibéralisme produit, là encore, davantage d’isolement et de solitude. Le grand souffle de la reconstruction se dissipe ; la paix devient progressivement une évidence tandis que, parallèlement, la part de sacré inhérente à la cohésion sociale s’effrite à mesure que les objets qui la fondent disparaissent. Pis, le néolibéralisme crée une extension, une extension en expansion continue, de la sphère marchande. Il façonne des individus contraints de se penser comme des « entrepreneurs d’eux-mêmes », engagés dans une course permanente à l’optimisation.
Petit à petit, l’Homme cesse de trouver la mesure de lui-même dans le regard de ses prochains, mais estime sa valeur au prisme de sa consommation. Ce phénomène, décrit par Jean Baudrillard, confine à l’absurde en se renouvelant sans cesse dans l’acte d’appropriation. Pensons à cette phrase de l’auteur de la Société de consommation : « La publicité réalise ce prodige d’un budget considérable consumé à seule fin non pas d’ajouter, mais d’ôter à la valeur d’usage des objets, d’ôter à leur valeur/temps en les assujettissant à leur valeur/mode et au renouvellement accéléré ». En somme, l’individu s’est atomisé à mesure qu’a crû son obsession d’exister par les choses, sans réaliser que le système capitaliste reposait lui-même sur la dévalorisation continue des choses.
Le corps devient lui aussi un objet de performance, de compétition, et, partant, de gêne et de complexes. Les adolescents, notamment, se heurtent à des standards inaccessibles de beauté physique véhiculés par Instagram. Cette généralisation de la mise en concurrence ne se limite pas à l’économie : elle modèle l’homme à son image. Chacun, sommé d’optimiser ses compétences, d’affiner son image, de rentabiliser sa personne, devient le comptable zélé de sa propre existence. Il ne s’agit plus simplement de vivre, mais d’exister sous le regard du marché. Le travail lui-même devient mise en scène, course sans fin où l’on se vend plus qu’on ne produit, dans un univers où l’échec constitue un stigmate. La critique des « Bullshit jobs » par David Graeber – écho contemporain au Droit à la paresse de Paul Lafargue – montre que des tâches vides de sens sont attribuées pour entretenir une disposition à l’asservissement. L’accélération devient règle, l’essoufflement, une faute.
Cette obsession de la performance s’est accompagnée d’une dislocation des solidarités collectives. Églises, partis, syndicats s’effacent, et les individus, isolés, se perçoivent davantage comme rivaux que comme alliés. Le collectif cède la place à un individualisme contraint, générant une anxiété diffuse, un sentiment de vacuité existentielle. Le néolibéralisme ne se contente pas d’exploiter le travail : il siphonne l’énergie mentale et affective, minant les fondements mêmes de la vie partagée – entraide, reconnaissance, coopération.
Cet isolement n’épargne pas les aînés. Leur solitude croît, parfois jusqu’à une forme de mort sociale. Selon la Fondation Croix-Rouge, quatre millions de personnes âgées vivent seules, dont 300 000 dans un isolement absolu.
2. LE TECHNOCAPITALISME, VECTEUR D’UNE ÉPIDÉMIE INÉDITE DE SOLITUDE
A l’individualisme façonné par le néolibéralisme s’est ajoutée, ces dernières années, une révolution anthropologique d’une ampleur comparable à l’exode rural du XIXᵉ siècle. Un basculement dont les pouvoirs publics n’ont, semble-t-il, pas encore pris la pleine mesure. Le néolibéralisme, dans sa version classique, remodelait l’individu à travers le travail, la performance, la gestion de soi, pesant sur son corps, ses compétences, son estime de soi. Le technocapitalisme, lui, va plus loin : il refonde les sociabilités et redéfinit la solitude.
Ce ne sont plus seulement les liens sociaux qui se distendent sous la pression de la concurrence, mais la présence même de l’autre qui devient secondaire. Smartphones, écrans, intelligence artificielle : l’essentiel de l’existence se déroule désormais dans un face-à-face avec des interfaces, substituts omniprésents à une altérité humaine reléguée en arrière-plan. « Nous n’habitons plus le ciel et la terre, nous habitons Google Earth et le Cloud », écrit ainsi ironiquement le philosophe Byung Chul-Han.
La solitude d’hier était celle des campagnes vidées de leurs forces vives, des faubourgs peuplés d’ouvriers exilés de leurs terroirs. Celle d’aujourd’hui se vit dans les appartements étroits des métropoles ou dans les pavillons dortoirs des banlieues pavillonnaires. Elle est le résultat d’une individualisation extrême de l’existence, où chaque interaction humaine est médiatisée par l’écran. Le collectif, autrefois pensé comme une communauté de destin, se fragmente en bulles identitaires et en tribus virtuelles. On ne vit plus avec des voisins, mais avec des followers. On ne débat plus sur la place publique, on s’exhibe dans des espaces artificiels où l’autre n’est qu’un spectateur flatteur ou à évincer.
Quelques chiffres suffisent à mesurer l’ampleur du phénomène. En 2023, 12 % des Françaises et des Français vivaient en situation d’isolement total, et un tiers ne disposait que d’un seul réseau de sociabilité, selon la Fondation de France. Le temps passé devant les écrans reflète cette dérive : les 13-19 ans passent en moyenne plus de 27 heures par semaine sur Internet ou les jeux vidéo, soit davantage que le temps scolaire. L’âge du premier téléphone avoisine 10 ans. Déjà en 2020, l’ANSES signalait que près de la moitié des adolescents étaient exposés à un risque sanitaire élevé en raison d’un usage numérique excessif et d’un déficit d’activité physique.
L’hyper-sédentarité, le smartphone, les réseaux sociaux et les plateformes de streaming redéfinissent en profondeur les pratiques de loisir, remodelant insidieusement les sociabilités et les rapports au monde. Jadis, le divertissement impliquait une interaction physique, un déplacement, une immersion collective dans des lieux dédiés : le café pour la discussion, la piste de danse pour l’exaltation du corps, la salle obscure pour le frisson cinématographique. Aujourd’hui, ces expériences se dématérialisent au profit d’une sociabilité virtuelle, morcelée et régie par l’instantanéité des écrans. Là où l’on partageait un verre en refaisant le monde, on se contente désormais de quelques messages échangés sur une messagerie instantanée. Là où l’énergie d’une foule transcendait une soirée dansante, c’est le contenu en ligne qui simule désormais l’illusion d’une présence, chaque joueur enfermé dans sa bulle numérique.
Mais le capitalisme numérique ne se contente pas de supplanter les lieux d’échange physiques par les flux digitaux ; il transforme chaque relation en unité monnayable. L’amitié se quantifie en « likes », l’amour en « matchs », l’opinion en partages ou en retweets. Ce qui relevait de l’intime devient indexé, archivé, soumis à l’algorithme. Dans cette économie de l’attention, la réactivité prime sur la profondeur, la viralité sur la pensée, réduisant l’échange à un flux exploitable.
Même les sphères culturelles, longtemps perçues comme des lieux de communion et d’échange, sont gagnées par cette logique d’isolement algorithmique. Le triomphe des plateformes de streaming a radicalement transformé le rapport aux œuvres : elles se consomment souvent seules dans le confort d’un canapé, selon une logique de surabondance qui érode l’attente et la rareté.
Cet isolement touche particulièrement les adolescents et les jeunes adultes, or « cette période évolutive est particulièrement vulnérable pour le développement des problèmes de santé mentale », comme le rappelle la Fondation Jean Jaurès dans son rapport sur la Solitude subie. Et c’est singulièrement les jeunes qui voient ce phénomène récent s’aggraver depuis deux ans, avec l’essor de l’intelligence artificielle et notamment Chat GPT.
Demain, de nouveaux bouleversements sont à attendre, et les socialistes doivent prendre toute leur part dans les efforts d’atténuation à accomplir. Partout, des solutions fondées sur l’intelligence artificielle fleurissent pour remplacer les sociabilités authentiques : ainsi de la possibilité de ressusciter les disparus au travers de bots conversationnels, de se confier et de demander conseil, parfois même d’entretenir des relations purement virtuelles, amoureuses ou amicales, avec des sujets inexistants. Si ces phénomènes sont encore mal mesurés et probablement épisodiques, il est à craindre que la grammaire-même de l’éducation sentimentale et affective des plus jeunes devienne, à l’avenir, fondée sur une pure solitude.
Il faut ajouter, à ces risques prochains, la lame de fond qui bouleverse le tissu de la jeunesse : jamais les souffrances mentales n’ont été aussi élevées. Nous vivons une explosion des troubles anxieux qui nécessite d’inventer une éthique du care à la française, fondée sur la décélération des temps sociaux et la valorisation des sensibilités. La politique de demain devra pleinement saisir, outre les facteurs exogènes et sociaux qui déterminent la marche d’une société, la réalité des changements psychologiques qui s’opèrent dans toutes les couches de la population.
3. QUE FAIRE ? POUR UN SOCIALISME FRATERNEL
L’explosion du sentiment de solitude et la dissolution des liens sociaux n’ont rien de naturel. Comme nous l’avons montré, ces phénomènes sont l’effet d’une mécanique implacable, un système qui broie le commun pour ne laisser subsister que l’individu nu face au marché, ou à la machine – le second étant le bras armé du premier. Contre cette centrifugeuse technocapitaliste, il faut reconstruire, rebâtir les lieux et les usages du collectif, retrouver des espaces où l’on puisse, à nouveau, s’adresser mutuellement la parole sans écran interposé.
Plus que jamais, les socialistes doivent s’inspirer de leurs aînés ; ils doivent imaginer ce « socialisme humain » dont Léon Blum flattait Léo Lagrange, lequel mit au point, face aux fractures qui lézardaient la cohésion, les premières auberges de jeunesse, les centres sportifs dans les villages, le tarif populaire des billets de train, et tant d’autres initiatives salutaires. Le « socialisme humain » du XXIème siècle doit être un socialisme de la fraternité. Ce socialisme fraternel n’est ni une incantation ni une mythologie du passé, mais un projet concret : celui de réinvestir les territoires abandonnés par la communauté, de ressusciter des lieux où l’échange précède la transaction, où la parole circule sans contrepartie marchande.
Arthur Delaporte et Sarah Kerrich appelaient à imaginer un « socialisme joyeux » fondé sur le sens de la fête, consubstantiel à l’identité militante de la gauche. Cette première pierre posée paraît devoir être suivie d’un édifice plus ambitieux : en prévision de son accession au pouvoir, le Parti socialiste doit tenir un discours d’engagement et de reconnaissance du travail bénévole ; le tissu associatif doit être reconnu comme le premier bien commun de la Nation.
Le travail isole également, c’est un fait. Il est urgent de repenser notre programme économique et social à l’aune du socialisme fraternel. Le modèle coopératif, sous l’impulsion d’un gouvernement de gauche, pourrait devenir la norme des créations d’entreprises : il structure des liens professionnels égalitaires, durables, et favorise la pérennité économique. Par ailleurs, une réévaluation de la rhétorique de la productivité s’impose. La performance ne saurait constituer l’unique critère de reconnaissance pour ceux qui œuvrent au service d’autrui, dans les hôpitaux ou les administrations. Il faut promouvoir de nouveaux indicateurs donnant sens au travail et renforçant l’inclusion.
La politique est aussi une géographie. Les lieux peuvent isoler ou relier. Les socialistes devront concevoir des espaces de cohésion affranchis de la performance, de l’omniprésence numérique et de l’urgence constante. Michel Foucault parlait à ce titre d’hétérotopies : ces lieux « hors du temps » où l’individu se confronte à lui-même et retrouve l’autre – comme les cimetières ou les jardins publics. Aujourd’hui, ces espaces se transforment : cinémas, lieux d’écoute, associations, parcs naturels. Il faut les multiplier pour restaurer des formes de sociabilité profonde.
Enfin, l’école doit redevenir le creuset de la citoyenneté active. Former à l’argumentation, au débat, à la coopération et à la production collective ne peut être laissé au volontarisme individuel. Cela doit constituer un objectif structurant du système éducatif, afin de forger des individus capables de se lier et de résister à l’atomisation technocapitaliste.
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