Thème : Technologies
« Le smartphone est un outil totalitaire. » L’allégation d’Alain Damasio peut sembler excessive, tant chacun est libre de l’utiliser comme il l’entend. Mais le concept de totalitarisme ne vise-t-il pas à dénoncer ce qui s’insère dans chacune des interstices de l’existence, au point de nous plonger sous le régime d’une liberté contrainte, scrutée et subordonnée ? A ce titre, le smartphone est devenu bien plus qu’un simple outil : il est l’interface omniprésente et autoritaire de nos vies.
Dans la société capitaliste contemporaine, tout procède de l’écran : du réveil qui sonne le matin aux messages et vidéos qui défilent jusqu’à l’endormissement, de la communication aux services essentiels. Commander un repas sur Uber Eats, appeler un médecin sur Doctolib, planifier ses vacances sur Booking, prendre des nouvelles de ses amis sur Whatsapp ou Messenger, gérer son budget via une application bancaire : la quasi-totalité des actes du quotidien naissent par l’écran.
1. La prise de contrôle totale et consentie de notre quotidien
Ce bouleversement anthropologique pourrait nous apparaître neutre sur le plan moral. Mais le téléphone, tel qu’il est en usage aujourd’hui, nourrit un projet politique et philosophique très tangible : celui d’un système de consommation ultra-optimisé. Le téléphone cristallise des milliers de marchés et d’intérêts économiques qui suivent en permanence l’utilisateur, jusque dans son lit, sous sa douche, à la table à manger et au café. Chaque clic, chaque recherche, chaque interaction nourrit un marché qui exploite nos données, monétise notre attention et façonne nos comportements.
A la fois consommateur et objet de consommation permanente, l’utilisateur alimente lui-même la marchandisation de son attention, victime d’un rapport de force inégal entre des entreprises toutes puissantes qui exploitent ses biais cognitifs, et ses insatiables désirs d’innovation technique, d’optimisation de son mode de vie. A ce titre, chaque application, chaque nouvelle fonctionnalité, chaque mise à jour du système ne vise qu’à accentuer davantage l’intégration du smartphone à l’existence humaine. Cette dépendance est pensée méthodiquement, fabriquée, orchestrée par des ingénieurs et des spécialistes des techniques d’addiction comportementale ; elle repose sur des mécanismes bien connus, à l’image de la gratification, tantôt variable et tantôt immédiate, ou de la saturation sensorielle qui donne à l’utilisateur l’impression de s’occuper pleinement.
Ainsi, le système économique part chaque jour à la conquête de nouvelles secondes d’attention, qui continuent de leur échapper. Les applications gratuites telles que TikTok ou Instagram proposent un flux infini de contenus optimisés, créant une dépendance difficile à rompre, en particulier chez les adolescents ; et cela fonctionne : à côté de leurs horaires de travail, les Français passent en moyenne cinq heures par jour sur leur téléphone. Cinq heures passées à répondre aux notifications, à faire défiler des contenus sans but et sans fin.
Pire encore, le smartphone est devenu obligatoire pour la vie en société. Sans lui, impossible d’accéder à de nombreux services publics, à un travail, aux loisirs et aux réseaux de sociabilité. Ne pas en avoir, ne pas savoir s’en servir, c’est risquer l’exclusion. Il arrive même qu’en tant qu’outil professionnel il s’immisce dans les pauses, les soirées et les week-ends. Ainsi, ce n’est plus le travail qui s’adapte à la vie, mais la vie qui devient un appendice de la sphère productive. Le droit à la déconnexion, pourtant inscrit dans le code du travail, se heurte à la réalité d'une culture économique qui exige disponibilité et instantanéité.
L’utilisation du smartphone n’est plus un choix, elle est une condition d’existence, une injonction permanente à la productivité.
2. Une machine à contrôler le temps et broyer la pensée
A mesure qu’il est devenu un objet lénifiant et intime pour l’individu, le smartphone est également devenu un instrument nous privant de notre capacité à rêver et à jouir de notre temps libre. Dans les transports en commun, dans les salles d’attente ou pendant les repas, il est toujours une béquille psychologique.
Pris dans le flux incessant des notifications et des distractions numériques, nous n’avons plus d’espace mental pour imaginer, pour errer intérieurement, pour structurer nos pensées. Nous peinons désormais à nous projeter un avenir alternatif, pourtant essentiel à toute transformation sociale.
Mais l’assignation dans le temps se double aussi d’une assignation dans l’espace : « Les GAFAM nous assignent à un territoire de la taille de notre smartphone », écrit Alain Damasio. Certaines applications promeuvent le mouvement et l’exercice physique, mais prônent en réalité « un corps désinvesti et désaffecté, un corps qui ne subit pas » (Damasio, toujours). Car le téléphone dicte aussi nos postures, nos déplacements et nos sensations. Sans nous en rendre compte, nous passons la majeure partie de notre temps à caresser une vitre, à répéter le même geste, quelle que soit la situation ou l’environnement. À mesure que nous tenons le monde dans nos mains, nous nous tenons à l’écart du monde.
Ces bouleversements ont eu des effets très concrets sur les comportements humains. La capacité de concentration recule, l’apprentissage de la lecture devient difficile, le cerveau est soumis à un flot de stimulations et d’informations qu’il ne peut pas gérer simultanément. Cette dépendance au téléphone est aussi responsable, dans certains cas, de troubles psychologiques graves : anxiété, insomnie, dépression. Des études établissent un lien clair entre l'usage excessif de certaines applications et la dégradation de la santé mentale, en particulier chez les plus jeunes. Le « FOMO » (Fear Of Missing Out), cette peur de manquer une information, une interaction ou un événement, est une nouvelle forme de paranoïa éveillée, un effet secondaire indésirable du produit, particulièrement prégnant chez les jeunes générations.
En cherchant à optimiser notre quotidien, à nous affranchir du moindre effort, nous finissons par céder à une facilité qui nourrit, à terme, un sentiment d’impuissance et de dépossession.
3. Un espace d’expression de soi et pour soi… mais à quel prix ?
Lieu privilégié du partage et de la libre expression, les réseaux sociaux ont profondément transformé nos interactions sociales. Mais cette « libération » est parfaitement illusoire, car l'expression se moule dans la logique des algorithmes. Ce qui est visible, c’est ce qui est cliquable, ce qui est partagé, ce qui engage. Le contenu est standardisé pour plaire, pour capter l’attention. La nuance, la profondeur ou la modération deviennent des freins à la viralité. L’absence quasi-totale de règles et l’incapacité à réguler ces espaces offre toujours plus de victoires aux populismes et extrémismes en tous genres. Il offre aussi un espace de publicité à moindre coût pour les marques.
Autre paradoxe : jamais nous n’avons eu autant de contacts, de connaissances, et pourtant, l’épidémie de solitude fait des ravages dans toutes les catégories de la population. Les « liens faibles », ces relations superficielles et occasionnelles que nous connaissons se multiplient au détriment d’un rapport à l’autre plus sincère, plus régulier et plus profond.
En parallèle, l’image de soi devient une obsession, et la comparaison sociale une règle constante des interactions numériques. Elle s’opère sous le regard du jugement collectif, souvent intériorisé. Les adolescents sont particulièrement vulnérables à cet effet miroir déformant. La validation par les likes et les commentaires devient une mesure aberrante de la valeur personnelle. Trop souvent, chez les plus jeunes, l’estime de soi vacille au point que le cyberharcèlement, penchant radical de ce même phénomène, devient une arme de destruction massive à laquelle les pouvoirs publics peinent à répondre.
4. Quand le smartphone envahit la vie militante
En politique, la communication se fait désormais autant sur les réseaux sociaux, voire plus, qu’à la télévision, la radio et dans la presse écrite. Le smartphone nous est ainsi devenu indispensable, pour suivre la politique, ou pour la partager. Dans cette logique, tout devient « spectacle » : les moments intimes sont postés sur Instagram, les colères explosent en tweets, et l’engagement politique lui-même se réduit à des « likes » et des « partages ». Aujourd’hui, combien croient que le partage d’une « story » suffit à militer et à changer le monde ?
Au sein même de notre organisation, le smartphone quadrille les échanges, rend chacun joignable à toute heure, instaure une attente permanente qui bannit le silence. Alors que les boucles de communication se sont multipliées, beaucoup d’entre nous ressentent une certaine fatigue à devoir lire tout ce qui s’y dit, à devoir jongler entre des centaines d’informations. C’est l’effet paradoxal du e-militantisme : à mesure qu’il nous a permis de mieux communiquer entre nous, il a fini par nous éloigner. En effet, nous passons maintenant plus de temps devant notre écran qu’en réunion de section, en manifestation ou dans des moments de convivialité. Les interventions orales face à un auditoire absorbé par l'écran du téléphone sont devenues monnaie courante, une réalité que nous ne pouvons ignorer, ni accepter.
5. Reprendre le contrôle sur l’écran pour se réapproprier le quotidien
Dans ce contexte, les socialistes ont une responsabilité historique : celle de se saisir d’un bouleversement inédit que nous n’avions pas vu, de reprendre le dessus sur la machine, de lui arracher les droits qu’elle nous a volés. Au cours de son histoire, le parti socialiste a lutté contre toutes les formes d’aliénation : autrefois la religion, ensuite au travail et maintenant la Machine.
Pour sortir de cette impasse, il est certes utile d’instaurer une éducation numérique dès le collège, au même titre que les autres enseignements, mais l’essentiel se trouve probablement ailleurs : l’usage même de la machine doit être interrogé. En juillet 2023, le Parlement avait adopté une loi proposant une “majorité numérique”, portant à 15 ans l’âge minimal d’inscription sur les réseaux sociaux ; il nous faut aller plus loin, et inciter, par l’éducation et des normes souples, les parents à mettre des écrans le plus tard possible entre les mains de leurs enfants. L’école, elle aussi, doit devenir un sanctuaire sans smartphones.
Plus généralement, l’Etat doit être en mesure de proposer, à sa jeunesse, des occupations alternatives à l’usage intensif des écrans. Dans les milieux populaires notamment, il pourrait être l’instigateur d’un contact renouvelé à la nature chez les plus jeunes : au cours du XXème siècle, la Gauche n’a-t-elle pas, après tout, développé les colonies de vacances, les classes vertes et les loisirs pour tous ?
Enfin, la reprise de contrôle sur l’écran prolonge le combat des socialistes pour le temps libre, mais de manière qualitative. En ce sens, nous devons défendre une régulation accrue des méthodes utilisées par les acteurs privés pour capter l’attention des utilisateurs. Cela suppose de fixer des règles strictes en matière de design attentionnel, en interdisant, par exemple, les mécanismes de récompense aléatoire ou les notifications intrusives. Le combat pour la maîtrise de l’attention et la reconstruction du lien social ne saurait se limiter à une seule tranche d’âge.
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