Thème : Territoires
1. DÉPASSER L’IGNORANCE ET LE MÉPRIS : POUR UN DISCOURS DE GAUCHE SUR LES TERRITOIRES DITS D’OUTRE-MER
18 % du territoire français et 4 % des habitants de notre pays se trouvent dans un territoire dit d’Outre-mer. Ils sont souvent les héritiers d’une histoire heurtée faite, selon les cas, de colonisation, d’esclavage, d’appropriation de terres, de promesses rompues, etc. Ils font face à des défis qui, à certains égards, semblent vertigineux pour le décideur public de l’Hexagone : bidonvilles à Mayotte, orpaillage illégal en Guyane, montée des eaux en Polynésie française, cyclone dans les Antilles et à La Réunion. Les annonces politiques réitérées depuis des décennies ne parviennent pas à inverser le retard parfois considérable de développement et les inégalités sociales si durement vécues par nos concitoyens.
Pour changer la vie des Outre-mer, la gauche doit être une force morale, jamais satisfaite ni blasée, luttant contre trois maux dans l’Hexagone :
L’ignorance : les Outre-mer ne sont présentées dans la presse qu’au travers des crises qu’elles traversent, jamais sur leurs forces et réussites. Plus encore, se déroulent en Outre-mer des scandales qui, en Hexagone, paraîtraient insupportables au moindre gouvernement : coupures d’eau, vie chère, pillage des forêts guyanaises par des gangs brésiliens.
Le mépris : que penser du Président de la République demandant aux Mahorais de s’estimer heureux d’être Français (comme si cela n’allait pas de soi) ou parlant de “l’île” de la Guyane ? L’idée que ces territoires coûtent “chers” ou n’ont qu’un poids électoral marginal n’est jamais loin.
Le découragement : l’idée qu’on ne peut rien y changer est la pire de toutes, sous prétexte qu’il en a toujours été ainsi. C’est historiquement faux (cf. le développement économique de La Réunion après sa départementalisation).
Ces maux entraînent une sous-considération des territoires dits d’Outre-mer en Hexagone, si durement ressentie par nos concitoyens. En retour, cela crée des troubles sociaux et de la radicalité politique : traditionnellement rempart de l’extrême-droite, les Outre-mer ont voté Marine Le Pen à 58 % au second tour de la présidentielle en 2022.
Il se joue en Outre-mer deux batailles idéologiques pour la gauche :
Face au conservatisme libéral, la gauche doit montrer en Outre-mer qu’elle est capable de changer le réel, d’améliorer la vie des citoyens, de lutter contre un fatalisme si commode et ainsi montrer qu’être de gauche, c’est s’occuper des composantes les plus fragiles de notre société. En tant que septième puissance du monde, nous prétendons diffuser nos valeurs humaines et sociales, nous devons montrer qu’un chemin existe dans notre propre pays.
Face à l’extrême droite qui veut réduire notre pays à une vision ethnique rabougrie, les Outre-mer sont justement la preuve de l’universalisme de la France. Être Français est attaché à une citoyenneté qui accepte les différences mais s’unit autour de valeurs républicaines. Il est tout à fait possible, comme à La Réunion ou à Mayotte, de vivre une laïcité apaisée, ou de valoriser la diversité culturelle de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie. Certains territoires comme Mayotte, pourtant culturellement éloignés de l’Europe, ont fait le choix, par plusieurs référendums, d’affirmer leur attachement à cette idée républicaine.
Propositions pour le Parti socialiste :
prévoir plusieurs déplacements en Outre-mer du premier secrétaire.
créer au sein de l’institut Léon Blum une formation aux militants sur les enjeux ultramarins et renforcer la production d’idées du parti sur ce sujet.
2. UN DEVOIR : SORTIR D’UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT PASSÉISTE ET INÉGALITAIRE
En raison de leur histoire, de leur géographie et de leurs agencements socio-économiques, les territoires dits d’Outre-mer sont aux carrefours d’inégalités criantes qui nécessitent de rompre avec un modèle passéiste.
Les populations y sont, en moyenne, plus pauvres qu’en Hexagone. Les situations de grande pauvreté y sont 5 à 15 fois plus fréquentes et plus affirmées que dans le reste de la France. En Martinique et en Guadeloupe, le taux de chômage est deux fois supérieur à la moyenne nationale. Pourtant, l'offre de services publics y est bien souvent moins importante : la densité médicale ultramarine est deux fois moindre qu'en Île-de-France. A Mayotte, près de 15 000 écoliers n’ont pas accès à une scolarité classique, tandis que la Guyane connaît le turnover d’enseignants le plus élevé de France. Les zones isolées peinent à attirer des fonctionnaires d’Etat, comme Saint-Laurent-du-Maroni ou Wallis-et-Futuna, accroissant les disparités d’accès aux services publics.
Au sein de chaque territoire, les inégalités sociales parfois colossales sont autant d’entraves au développement. Certaines situations sont héritées d’une période coloniale : en Nouvelle Calédonie, 54 % des caldoches sont diplômés du supérieur contre seulement 8 % des kanaks, tandis que dans les Antilles, les békés, souvent des descendants des propriétaires de plantation, possèdent la plupart de l’agro-industrie et des grandes surfaces. Le poids des trois versants de la fonction publique contribue à créer une dualité inégalitaire. Tous les agents publics bénéficient d’une majoration de salaire de 40 à 100 %, au titre du coût de la vie, et d’une stabilité d’emploi, avantages que le fragile secteur privé n’est pas en mesure de proposer. Certains territoires nourrissent ainsi un ressentiment vis-à-vis des fonctionnaires de l’Etat qui ne font que “passer” quelques années, bénéficient d’avantages indemnitaires importants et n’ont pas toujours la bonne attitude vis-à-vis du territoire qui les accueille. Cette classe moyenne crée aussi, malgré elle, des effets négatifs, notamment sur le marché du logement : dans les cinq principales zones urbanisées de La Réunion, les prix des loyers ont crû de 31 % en cinq ans.
Les économies ultramarines restent marquées par leur héritage colonial : la plupart des secteurs nécessaires au développement, comme le BTP ou la grande distribution, sont des oligopoles voire des monopoles ; l’agriculture reste tournée vers la monoculture de quelques produits d’exports vers l’Hexagone (banane, rhum, sucre) au détriment de l’autonomie alimentaire et au prix d’une exposition aux variations mondiales des marchés ; le poids de la fonction publique ne pousse pas à l’entreprenariat individuel (en Polynésie française, 20 % de l’économie dépend directement du traitement des fonctionnaires) ; les infrastructures défaillantes (eau, électricité, santé, etc.) n’attirent pas les entreprises ; le manque de perspectives locales conduit les jeunes diplômés à s’installer en Europe.
Ces structures économiques, mais aussi l’isolement de ces territoires et l’existence de l’octroi de mer, sont des explications de la vie chère insupportable en Outre-mer : les prix sont en moyenne 22 % plus chers à La Réunion, 30 % en Polynésie française et jusqu’à 40 % dans les Antilles. Cela doit constituer une priorité absolue.
Propositions pour la France :
Lutter contre la vie chère, comme proposé dans la proposition de loi portée notamment par la députée Béatrice Bellay. Cela impose de plafonner certains prix essentiels, de casser les oligopoles injustifiés, d’imposer une transparence renforcée à la grande distribution et aux logisticiens en Outre-mer. Cela peut passer aussi par l’encadrement des loyers telle que proposé par la sénatrice Audrey Bélim.
Diversifier l’agriculture ultramarine, en développant le maraîchage pour tendre vers l’autosuffisance alimentaire (et donc la baisse des prix) et les cultures à plus haute valeur ajoutée (vanille, ylang, café etc.).
Mieux intégrer les territoires dits d’Outre-mer dans leur environnement régional, pour sortir de l’ultra-dépendance à l’Europe pour l’approvisionnement, le tourisme et l’export.
Lancer un grand plan d’équipement Outre-mer, pour rattraper le retard dans l’eau, les énergies renouvelables, internet et les grands services publics (hôpital, école), créant ainsi de l’emploi et les conditions du développement. Pour asseoir la volonté politique et éviter les promesses jamais concrétisées, chaque territoire serait doté d’une unique agence d'ingénierie cogérée par les élus locaux et l’Etat, qui recevrait les financements dès le départ et conduirait les travaux sur la durée.
3. UNE CHANCE : PROTÉGER LA NATURE ET LA DIVERSITÉ CULTURELLE
Avec la deuxième zone économique exclusive du monde et 552 528 km2 de terres émergées en Outre-mer, la France est dépositaire d’espaces naturels d’une grande richesse et importance pour notre planète : forêt vierge guyanaise, îles antarctiques, atolls polynésiens, lagon mahorais, etc. La manière dont ces territoires sont sur-exploités et pollués chez nos voisins doit nous convaincre de la chance que nous avons de pouvoir préserver ces écosystèmes. Nous avons un rôle mondial à jouer. Or, ces écosystèmes sont en grand danger à cause de menaces endogènes (rejet d’eaux usées, agriculture illégale, etc.) et exogènes (orpaillage illégal, surpêche étrangère, etc.). Les règles françaises sont inadaptées à ces territoires et les moyens notoirement insuffisants.
De même, les territoires dits ultramarins sont d’une richesse culturelle incroyable : la seule Nouvelle-Calédonie compte 40 langues et dialectes. La colonisation et certaines politiques de “modernisation” ont pu faire beaucoup de mal à cette richesse, affaiblissant des cultures millénaires, comme les communautés amérindiennes de Guyane qui subissent un taux de suicide 10 à 20 fois supérieur à la moyenne nationale.
Il y a urgence à protéger ces deux richesses ultramarines, qui sont intimement liées à notre condition humaine.
Propositions pour la France :
Du fait de l’urgence, proposer des lois renforçant significativement les prérogatives et moyens de lutte contre les atteintes à l’environnement en Outre-mer et cibler la protection et la restauration des milieux, dans le cadre du plan d’équipement Outre-mer.
Repenser complètement l’organisation des services publics dans certains territoires reculés pour préserver la langue et la culture. Plus généralement, favoriser le maintien et la transmission des cultures locales, par exemple en soutenant l’artisanat traditionnel.
Amener les organismes de recherche et universités à consacrer une certaine proportion de travaux aux Outre-mer.
4. UNE CONDITION : REPENSER LA RELATION ENTRE L’HEXAGONE ET LES TERRITOIRES DITS D’OUTRE-MER
La fin de Jupiter : promouvoir l’interministériel
La France reste marquée par une gestion très descendante des Outre-mer, héritée de l’administration coloniale. La suprématie du Président et du ministre de l’Intérieur (et des Outre-mer quand il existe) est totale. La focale est souvent l’ordre public, l’immigration et la gestion de crise, plutôt que le développement de long terme. Autre conséquence, de très nombreux textes applicables aux Outre-mer sont adoptés sans avoir évalué leur impact. Le ministre des Outre-mer, même quand il a du poids politique, peine à exister, car le développement des Outre-mer est nécessairement interministériel.
Pour lui donner plus de poids, il conviendrait de créer un secrétariat général aux Outre-mer, placé conjointement auprès de Matignon et du Ministre, sur le modèle du secrétariat général aux affaires européennes. Il serait saisi de tous les projets de texte ayant un impact sur les Outre-mer et pourrait aider les collectivités à mettre en œuvre un plan de développement sur-mesure en mobilisant chaque ministère. Ce faisant, le Ministre des Outre-mer deviendrait incontournable dans la politique gouvernementale, valorisant ainsi ces territoires au lieu de les reléguer à un ministère peu écouté.
Penser la pluralité des Outre-mer : différenciation et pouvoir local
L’Outre-mer n’existe pas : les enjeux économiques, sociaux, politiques sont partout différents. Avec une histoire aussi variée, il n’y a pas de “sentiment ultramarin”.
Loin des modèles du passé, chaque territoire doit pouvoir définir son propre avenir, en privilégiant un développement endogène, respectueux de l’environnement et des structures sociales. De cette manière, les Outre-mer cesseront d’être considérés comme des territoires “en retard”, mais plutôt comme des lieux d’innovation, voire d’apprentissage pour l’Hexagone, dans lesquels un développement différent est possible. Cela nécessite une plus grande flexibilité laissée aux décideurs locaux par rapport au cadre normatif :
Simplifier le processus d’habilitation des collectivités régies par l’article 73 de la Constitution pour mettre en œuvre la différenciation. Très complexe, très longue et souvent marquée par la lenteur de l’Etat, la procédure d’habilitation actuelle ne permet pas aux élus locaux de s’en saisir.
Étendre le pouvoir règlementaire des préfets pour déroger, avec l’accord des élus locaux, aux normes nationales, dès lors que cela s’avère nécessaire pour réaliser le plan de développement de la collectivité.
Ne refuser aucun débat
Après tant d’années de promesses manquées, l’Etat ne doit refuser aucune question qui fâche. Une réflexion sur l’autonomie des DROM, maintes fois annoncée par le Président de la République après l’appel de Fort-de-France, peut être envisagée. Dans la même veine, on pourrait s’interroger sur la pertinence du statut très figé de l’identité législative dans les DROM, alors que le Sénat a recommandé de réunir les articles 73 et 74 de la Constitution au profit de statut sur-mesure pour chaque collectivité. Enfin, la France ne doit pas avoir peur des référendums sur le statut, y compris d’indépendance. Pour apaiser la Nouvelle-Calédonie après le référendum bâclé de 2021, il faut reposer les bases d’un dialogue respectueux avec l’ensemble des familles politiques dans l’héritage de Michel Rocard et Lionel Jospin.
Les liens humains au-dessus des politiques publiques
Les questions ultramarines ne doivent pas être l’apanage d’un petit nombre de sachants, qui viennent de ces territoires ou y ont travaillé. Il faut au contraire faire des Outre-mer l’affaire de tous, et créer des liens humains et intellectuels.
Il faut s’employer à maintenir ou faire revenir les diplômés ultramarins (rapport de janvier 2025 des députés Elie Califer et Jiovanny William), en accompagnant mieux celles et ceux qui étudient hors de leur territoire et leur garantir un droit au retour. Une meilleure inclusion des ultramarins dans la fonction publique est à rechercher, notamment via les prépas Talents.
Dans l’autre sens, il faut encourager les salariés et fonctionnaires à travailler en Outre-mer, par une meilleure visibilité des offres de stage et d’emploi et un accompagnement de certaines compétences clefs.
Enfin, l’appartenance à la France ne doit pas être théorique pour les citoyens ultramarins. Nous proposons de renforcer le soutien public au financement des trajets vers l’Hexagone mais aussi au sein du même espace régional pour permettre à chacun, en particulier les jeunes, de découvrir la richesse du pays.
Contributeurs :
Premier signataire : Gautier DUFOSSEZ
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