Thème : Économie
Nous avons longtemps vécu dans l’insouciance béate, voire dans l’illusion coupable des bienfaits d’une France et d’une Europe sans usines. Longtemps, de nombreuses grandes entreprises françaises et européennes ont orchestré, avec l’assentiment des gouvernements, la délocalisation de la production industrielle dans des pays « compétitifs », c’est-à-dire à bas coûts et à faibles contraintes sociales et environnementales. Au-delà des intérêts économiques, la désindustrialisation a bel et bien relevé d’un modèle culturel et d’une vision de la société portés par nos élites économiques et politiques. Nombreux ont été les grands patrons, les intellectuels, les partis et les courants politiques qui, libéraux et ardents défenseurs de la mondialisation heureuse, ont théorisé le caractère obsolète de l’économie réelle et les atouts de l’économie de la connaissance. En 2014, la suppression par Emmanuel Macron du ministère du redressement productif a offert une illustration éclatante de cet abandon et a donné le ton de la politique qui a été menée au cours de ses deux mandats présidentiels en matière industrielle.
Les premiers touchés par ce choix coupable sont les centaines de milliers de travailleurs licenciés sur le fondement d’arguments économiques fallacieux. Combien de familles ont subi un changement de vie et ont dû se reconstruire, souvent ailleurs ? Combien de nos territoires ont-ils été dévitalisés par la fermeture d’ateliers, puis abandonnés par les services publics ?
La pandémie du COVID-19 a remis sous nos yeux les implications concrètes d’un demi-siècle de délocalisation de nos usines, de nos compétences, de nos emplois. Tout à coup, la mondialisation heureuse montrait son revers : nous ne savions pas mettre au point un vaccin nous-mêmes et encore moins le produire seuls puisque nous manquions des principes actifs stratégiques (pratiquement tous produits en Chine). Nous avons même connu une pénurie de médicaments de base, comme le Doliprane, que nous pensions à tout jamais disponibles sur les étagères de nos pharmacies. C’était hier.
Aujourd’hui la guerre est aux portes de l’Europe. L’économie de guerre pour soutenir l’Ukraine face à l’invasion russe est sans doute l’exemple le plus criant d’une nécessité impérieuse et urgente de rebâtir une industrie européenne souveraine et forte. Plus encore depuis le retrait des Etats-Unis, l’Ukraine ne peut gagner la guerre sans que l’industrie européenne de défense soit en capacité de produire massivement des armes pour l’approvisionner. Après plusieurs décennies de paix sur le sol européen, le défi logistique et industriel de cette guerre est objectivement immense, mais là encore le réveil est brutal : trop longtemps, en tant qu’Européens, nous nous sommes reposés sur la production pléthorique, parfois même extravagante, du complexe militaro-industriel américain pour approvisionner le camp des démocraties dans les conflits armés. Force est de constater que cela n’est plus possible et que l’Europe doit agir pour se donner les moyens propres de sa souveraineté.
Demain, lorsqu’il faudra réussir la transition vers une économie décarbonée et souveraine, au service d’une société respectueuse de l’humain et de la nature, faudra-t-il compter sur la Chine dont le mix énergétique reste largement basé sur le charbon et dont l’Etat et les entreprises organisent un dumping social et économique au détriment de nos entreprises européennes ? Faudra-t-il compter sur les géants de la Tech américains pour digitaliser nos processus de production et inventer les compétences industrielles de demain ? Faudra-t-il dépendre de Tesla et Elon Musk pour trouver les innovations technologiques qui permettront à notre industrie d’emprunter au plus vite une trajectoire soutenable pour notre planète ?
Il y a urgence à remettre l’industrie au cœur du projet économique, social et environnemental de la France. Cette contribution propose donc une vision et une ambition proprement socialistes de la réindustrialisation de notre pays et de l’Europe, en partant du postulat suivant : c’est sur la base d’une souveraineté industrielle et d’une autonomie stratégique retrouvées que nous pourrons construire une société prospère et juste, une société sociale et écologique.
Une ouverture économique non maîtrisée et des choix politiques malheureux ont fragilisé notre industrie, et par là notre compétitivité, notre modèle de démocratie sociale et notre sécurité depuis un demi-siècle
Le constat est sans appel, la France est l’un des pays qui s’est le plus désindustrialisé au cours des dernières années. Avec une part de l’industrie de 14% du PIB en 2019 (OCDE), la France est en dessous des États-Unis (14,5%) et se trouve bien loin derrière l’Italie (20%), l’Allemagne (24%) ou encore la Corée du Sud (30%).
Cette tendance de fond est le fruit de contraintes et de renoncements. Les contraintes sont celles d’une économie ouverte où les conditions de concurrence sont souvent peu équitables (dumping, course au bas prix et bas salaires, aides d’Etats dissimulées) et celles d’une Union Européenne imposant des règles de concurrence drastiques qu’aucun de nos concurrents dans le monde n’applique. Instaurées au profit des Etats membres dont le tissu industriel se prêtait à un espace concurrentiel mondial, ses normes européennes ont manqué d’une réelle approche par filières et par externalités. Des renoncements politiques ont également conduit à la situation actuelle, l’Etat et certains gouvernements refusant de jouer leur rôle de rempart. Tout le monde garde à l’esprit les conséquences du démantèlement de la Compagnie générale d’électricité, visibles jusqu’à la cession d’Alstom à GE et d’Alcatel à Nokia. Dans la compétition industrielle internationale, nous sommes donc partis perdants face à des concurrents internationaux au premier rang desquels les Chinois et les Américains.
Cet affaiblissement industriel est lourd de conséquences. Économiquement, la désindustrialisation nous a rendus fragiles. Notre dépendance à des chaînes de production fragmentées et mondialisées nous a rappelé l’importance de la territorialité de la production alors que des pans entiers de notre pays se sont dépeuplés et paupérisés au rythme des fermetures de sites industriels.
Plus profondément, la fragilisation du tissu industriel s’est accompagnée de l’érosion d’une organisation du travail plus équilibrée. Historiquement, l’entreprise industrielle n’a pas seulement été un lieu de production, mais également un lieu de socialisation, de ferveur ouvrière et citoyenne où les syndicats ont joué un rôle moteur en faveur de la démocratie sociale. L’industrie offre également des perspectives d’ascension sociale par le travail, y compris pour les personnes faiblement ou non-qualifiées.
Or la désindustrialisation s’est accompagnée d’un changement de structure des entreprises, avec moins d’emplois stables, plus d’externalisations et d’intérims ce qui a précisément eu pour conséquence un affaiblissement important de ces syndicats et un déficit grandissant de valorisation des carrières dans l’industrie.
La réindustrialisation doit être un combat socialiste
La désindustrialisation n’est pas qu’un phénomène économique aux conséquences sociales néfastes : elle a été et demeure aujourd’hui un choix politique. Dès les années 1970, certains théoriciens ont ainsi prévu l’avènement d’une société post-industrielle, tertiarisée qu’ils appelaient de leurs vœux. Cette idéologie est d’abord assortie d’une forme de mépris pour l’industrie, considérée comme une activité économique « inférieure » aux services et destinée à disparaître conformément au darwinisme économique sous-jacent à la pensée libérale. Le deuxième trait est l’invocation d’une « mondialisation heureuse », d’un monde unifié par le marché dans lequel le lieu de production des marchandises importe peu.
Bien que les faits aient largement infirmé le bien fondé de cette doctrine, nous aurions tort de conclure que le dogme capitaliste consiste en un aveuglement politique. La désindustrialisation suit avant tout une rationalité économique de recherche de l’accroissement du profit par la prédation et le dumping social au détriment des ouvrières et des ouvriers. Elle obéit également à une volonté de déconstruction des acquis sociaux obtenus pendant les « Trente Glorieuses » par la destruction des bastions ouvriers et syndicaux : lieux de résistance et de formation d’une contre-société.
Dès lors, pour les socialistes, engager la réindustrialisation du pays est un impératif. Notre objectif est de recréer un pacte productif et social et de promouvoir une réindustrialisation pleinement émancipatrice. Nous voulons prémunir la France et l’Europe des dépendances dangereuses dans les secteurs stratégiques. Nous voulons produire plus « vert » sur notre sol. Nous voulons pourvoir les travailleurs et travailleuses en emplois protecteurs, stables et gratifiants. Nous voulons remettre l’industrie au cœur du modèle économique pour renforcer non seulement la démocratie sociale mais bel et bien la démocratie dans son ensemble en redonnant du sens et de la valeur au travail, notamment au bénéfice des classes moyennes.
Axes de proposition pour un modèle socialiste de réindustrialisation de la France et de l’Europe
Pour l’heure, les multiples plans sociaux annoncés et à venir ainsi que les difficultés persistantes de plusieurs filières industrielles nous indiquent que l’avenir de notre industrie n’a jamais été aussi incertain et menacé. Il y a urgence à énoncer une alternative durable et prospère fondée notamment sur les 5 axes de proposition suivants :
Axe 1 : rebâtir un plan d'industrialisation pour la France et pour l'Europe
Trop souvent nous avons eu l’impression que l’Etat se cantonnait à une démarche opportuniste en matière de réindustrialisation, au gré du bon vouloir des acteurs extra-européens et des maigres effets de sa politique de l’offre.
Or la réindustrialisation que nous appelons de nos vœux nécessite de poser un cap pour réussir la transition écologique et pour assurer notre souveraineté et notre indépendance. Ces deux objectifs doivent structurer un nouveau plan français d’industrialisation verte dans lequel tous les secteurs stratégiques doivent être clairement cartographiés et associés à des grands objectifs de filière qui cadreront les politiques publiques. Compte tenu des grands besoins actuels et futurs de la société, la santé, l’énergie, la mobilité, le numérique et naturellement la défense occuperont une place prioritaire dans ce plan.
En matière de défense, la situation géopolitique actuelle nécessite une coordination européenne plus étroite pour tirer profit des forces respectives des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) de chaque État membre. Les premiers signaux envoyés par la Commission européenne vont dans la bonne direction mais nous devrons être attentifs à ce que l’effort budgétaire consenti au niveau européen soit substantiel. Il est notamment nécessaire de développer davantage les technologies à double usage, civil et militaire, telles que les drones, les satellites, les véhicules autonomes ou encore la cybersécurité.
Axe 2 : faire de l'Europe un levier de soutien, d'autonomie et de prospérité pour notre industrie
Face aux deux puissances économiques que sont la Chine et les Etats-Unis, l’effort de réindustrialisation doit également être produit à l’échelle européenne en concertation avec les autres Etats membres. Cela passera notamment par la négociation d’assouplissements des contraintes juridiques et budgétaires qui pèsent aujourd’hui sur les Etats (notamment en matière de droit de la concurrence) pour pouvoir soutenir massivement les filières stratégiques. Un recours élargi à des mesures de défense commerciale dans tous les secteurs ainsi que l’utilisation de la commande publique européenne pour faciliter l’émergence de nouvelles filières industrielles sur notre continent (« Buy European Act ») seront aussi des leviers à activer. L’UE devra enfin renforcer sa surveillance des déséquilibres macroéconomiques pour éviter qu’un État européen ait recours à des politiques déflationnistes pour défendre son industrie au détriment des autres États membres. Des ressources levées au niveau européen, sur le modèle du plan de relance européen Next Generation EU, pourront enfin financer des projets d’intérêt européen commun.
Axe 3 : ériger l'emploi industriel en priorité nationale
L’industrie est avant tout une affaire de femmes et d’hommes. Le prisme gestionnaire nous a fait oublier à quel point, derrière les emplois industriels il y a des travailleuses et des travailleurs porteurs de qualifications et de savoir-faire d’une valeur inestimable. L’emploi industriel doit être au cœur du projet socialiste.
Il apparaît donc prioritaire de mener une politique de formation et de valorisation des débouchés dans tous les secteurs qui constituent l’avenir de notre industrie, à tous les niveaux (cadres, professions intermédiaires, métiers peu qualifiés), et de planifier ces besoins à moyen et long termes.
Axe 4 : protéger nos usines et investir dans leur modernisation
L’unilatéralisme américain qui a succédé à la fin de la guerre froide, la mondialisation accrue de la circulation des capitaux et l’accentuation de l’esprit de prédation du système néolibéral ont ouvert une phase de « guerre économique ». Aujourd’hui notre appareil productif est menacé par une concurrence internationale accrue et par des opérations de rachat. Pour maintenir nos usines et les développer, il faut donc soutenir l’innovation des entreprises pour qu’elles restent performantes et les protéger contre les manœuvres de déstabilisation notamment capitalistiques. L’innovation passera par exemple par l’accentuation des moyens publics et privés de financement public de l’innovation via un fonds pour la réindustrialisation. Des moyens de restrictions d’accès des capitaux extra-européens aux entreprises stratégiques existent (notamment le décret Montebourg ainsi que les mécanismes de contrôle des investissements étrangers) mais ils doivent être étendus à tous les secteurs stratégiques et appliqués de manière plus efficace en France et au niveau européen.
Axe 5 : développer un “patriotisme économique” en faveur du Made in France et du Made in Europe
L’acte de consommation a plus que jamais une dimension politique et citoyenne. C’est par une consommation populaire et responsable en France et en Europe que nous parviendrons à véritablement valoriser la production de nos industries. Les socialistes doivent être à l’initiative d’un autre modèle de société et d’une autre culture de consommation, plus sobre et durable, reposant sur des produits de meilleure qualité et d’une longévité accrue. Dans cette perspective, la commande publique doit jouer un rôle bien plus actif pour soutenir notre tissu industriel.
Contributeurs : Antoine HUGUET (41), Fanny PIDOUX (45), Audrey GATIAN (13), Pierre PRIBETICH (21), Thomas GODARD (94), Eric SARGIACOMO (40), Malika BONNOT (69), Caroline RACINE (57), Aline MAURICE (34), Agathe BOURRETERE (40), Rozenn BONNET (40), Aline MAURICE (34), Emma PINÇON (31), Philippe QUÉRÉ (95), Alex CHARBONNEL (32), Michel MOUREAU (63), Olivier FOURNET (82), Nicolas TELLIER (33), Jean Claude MAURIN (26), Gauthier DUFOSSEZ (69), Elias BENDAOUADJI (57), Gautier PEZY (16), Antoine DALLET (17), Nicolas LE VIAVANT (40), Àhmed MIRAOUÎ (62), Antoine FABRY (12), Thomas FAGART (92), Gwendal MANSO (40), Dominique RAT (40), Killian MONTESQUIEU (75), Damien THOMAS (75), Nicole HOSTIER-GLORIEUX (38), Christian HUGUIES (40), Thierry JACQUET (69), Jerome GUILLEM (33), Marina PARODI (40), Benjamin ALLAIX (49), Vincent TISON (37), Marie-Pierre DUHA PERRIAT (40), Yoann GARCIA (33), Anne TOUSCHE (31), Lionel OLLIVIER (60), Jacques LARROUX (40), Jennifer BOHRER BARREAU (53), Johanne HADZLIK (59), Richard MARSAN (40), Jean-Marie DARRICAU (40), Elouan LAHET (40), Jean-Michel EON (44), Karine GARRALON (40), Timothé LUCIUS (45), Denis BREVET (40), Nicolas DELAUTRETTE (87), Benedicte LECACHEUX (14), Johel GREVET (62), Gauthier DETROUSSEL (27), Pierre CROS (40), Lucas BERGÉ (58), Elias BENDAOUADJI (57), Dominique BOLLIET (69), François-Marie CAILLEAU (29), Gauthier DUFOSSEZ (69), Yann AUZIAS (69), Alex CHARBONNEL (32), Roger GONNET (63), Hans TORVIC LECLERC (18), Robert CABÉ (40), Bernard BETNA (40), Vincent VAN ACKER (75), Mehdi KEMOUNE (91), Paul COUTARD (75), Victor LE MONIER (21), Jean Marc BILLAC (40), Romain MIDA (60), Antoine TERRIER (40), Grégoire GOURDON (49), Noé COLLOMB (69), Justine CHASSEUR (40), Jeanne DALLOT (75), Nicolas DZIEZUK (57), Manon AUDAP (40), Lucas HAMIDI (62), Théo IBERRAKENE (59), Jean-Pierre TRABESSE (40), Olivier DUCOURTIEUX (87), Matthias EVANO (75), Rolande CASSAGNEAU (40), Zoé BOURLON (40), Yann AUZIAS (69), Gaspard FINCK (93), Abel GAGO (69), Pierre HADZLIK (59), Stéphane GEMMANI (38), Stéphane GEMMANI (38), Noé GUIGONET (13), Quentin LE MENÉ (45), Quentin LATOUR (31), Jean WOHRER (75), Thomas ROSSET (75), Arnaud BATTEFORT (23)