Hommage à Jacques Delors en Bureau national : le discours du Premier secrétaire Olivier Faure

– Mardi 9 janvier 2024, Bureau national

Quand Jacques Delors est mort, j'avais eu cette phrase que c'était la mort d'un géant. Je le pense, je pense que nous lui devons beaucoup, que les Européens lui doivent beaucoup et que, malheureusement, c'est comme toujours, il y a toujours une bataille d'interprétation qui suit les événements et nous avons assisté ces derniers jours à une bataille de travestissement de ce que fut sa pensée et de ce que fut son action par, notamment, Emmanuel Macron. J'étais assez surpris par l'hommage qu'il lui a rendu aux Invalides, et qui retraçait très imparfaitement l'itinéraire qui était celui de Jacques Delors. D’abord celui d’un syndicaliste venu du monde des chrétiens de gauche ou centre-gauche, peut-être même de centre-droite, et qui avait fait le choix dès 1974 de rejoindre François Mitterrand, puis de l'accompagner dans sa conquête du pouvoir, puis au gouvernement. Et je sais bien qu'Emmanuel Macron a cherché à en faire quelqu'un de transpartisan. La réalité de Jacques Delors, c'est qu'il n'a jamais été se commettre dans des alliances y compris avec la droite dure et l'extrême droite, que jamais il n'aurait voté la loi immigration et qu'il contestait à Emmanuel Macron le titre qu'il s'est auto-attribué de social-démocrate. 

Il était le partisan du dialogue social. Comment aurait-il pu accepter qu'une loi sur les retraites soit adoptée dans les conditions dans lesquelles elle l’a été ? Et son parcours, au fond, est exactement le parcours inverse de celui d'Emmanuel Macron, venu peut-être de la gauche, en tout cas il le prétend, mais dérivant de manière de moins en moins imperceptible vers la droite et même dans ses extrêmes, admettant une forme de disruption en épousant sur un projet de loi, le projet de loi immigration, les thèses qui sont celles portées depuis toujours par l'extrême droite. Il y a une forme de paradoxe, et même de cynisme, à se revendiquer de l'héritage de Jean-Marie Le Pen en décembre et de celui de Jacques Delors en janvier.

Il y a eu aussi la volonté de beaucoup de raccrocher Jacques Delors à une Europe qui serait une Europe libérale. La critique vient de ce centre gauche, elle vient aussi de ceux qui, libéraux, cherchent à en faire le chantre de ce qu'ils ont cherché à développer depuis. La réalité est très différente : il savait qu’il était dans une Union Européenne qui a ses contraintes, avec des partenaires européens qui n'étaient pas toutes et tous de gauche, loin s’en faut. Il savait que ses ambitions sociales étaient largement contrecarrées par Margaret Thatcher et lui-même souhaitait approfondir la construction européenne, ce qu'il pensait pouvoir être une langue commune avec celles et ceux qui constituaient le Conseil européen à ce moment-là. Mais le projet de Jacques Delors ne peut se résumer à la vision d’un socialiste, à l'économie de marché. Il était évidemment convaincu que le libéralisme devait être régulé et qu'à la coordination économique devait répondre une coordination des politiques sociales entre les États. D'une part pour éviter les effets de distorsion, d'autre part, pour que les citoyens ne se sentent pas lésés par l'Union Économique et Monétaire. Mais sur ces sujets-là, il s'est confronté au Danemark, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et n'est pas parvenu à peser suffisamment dans ces négociations pour intégrer au traité de Maastricht cette coordination des politiques sociales. Mais là aussi, pour ne pas travestir sa pensée, il considérait le marché intérieur et l'euro comme des leviers et non pas comme une finalité. Il avait alerté sans relâche sur la nécessité de passer à l'étape politique du projet européen, insistant notamment sur le caractère impératif de l'harmonisation fiscale et d'une politique sociale ambitieuse pour ne pas voir se déliter ce qu'il avait, plus qu'aucun autre, contribué à édifier, à tisser. C'est le sens du livre blanc de 1993 dans lequel Delors présentait sa vision de ce que l'Europe avait encore à accomplir et il y appelait à ce moment-là, je le cite, « à un changement de cap pour construire une Europe sociale et déjà écologique ». En vain malheureusement, ses successeurs de la coalition européenne, tous issus de la droite, ayant refusé avec constance de suivre le chemin qu'il esquissait.

Voilà ce que nous devons rappeler de manière récurrente, ne pas laisser cet héritage filer entre les mains d'autres, et surtout ne pas laisser, au fond, travestir ce qui a été l'œuvre d'un homme. Dans l'héritage de Delors, il y a surtout un horizon. Beaucoup ont pu dire qu'il était l'homme d'une vision. Ce qu'il a su faire, c'est ancrer un continent dans une construction qui est une construction absolument originale, inédite, qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde : 27 pays, progressivement, qui ont joint leur volonté pour construire un espace de prospérité et de paix, de dialogue, de régulation. Et même si l'Europe reste imparfaite, la réalité c'est que par l'œuvre accomplie par Jacques Delors, il a permis en fait à ces peuples, à ces gouvernements, à ces sociétés de dialoguer et de continuer. Nous sommes évidemment loin de l'horizon que lui-même se fixait et ce que nous devons prolonger avec lui, derrière lui, c'est cet horizon, cette vision qu'il développait et qui sera notamment l'objet de la campagne des européennes. Et je voudrais de ce point de vue laisser le dernier mot de mon intervention à Raphaël Glucksmann, puisqu'il a été de ceux qui lui ont rendu hommage dans la presse ces derniers jours, et je reprends cette phrase que je crois très juste. « L'héritage de Delors n'est pas un catéchisme institutionnel à révérer ou à ânonner bêtement, c'est d'abord l'infatigable volonté d'être européen, d'un homme sachant trop ce que coûte l'absence d'Europe au peuple qui la compose pour ne pas lui consacrer sa vie, à nous désormais d'enfiler notre bleu de chauffe. »

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