Contribution thématique du Congrès de Villeurbanne 2021
« Nous demandons au gouvernement de ne plus tergiverser sur la recherche d’un nouveau statut hybride pour les travailleurs des plateformes numériques, étant donné que le salariat, les coopératives ou que la vraie indépendance – qu’il faut améliorer – constituent des solutions efficaces pour enrayer le cyberprécariat. Les plateformes numériques doivent en parallèle se voir appliquer un ‘véritable devoir de vigilance’. La digitalisation de l’économie ne doit pas être synonyme d’ubérisation et de destruction des droits sociaux, à moins de vouloir revenir au temps des cireurs de chaussures. »
C’est par ces mots qu’Olivier Faure et plusieurs parlementaires entamaient une tribune dans Libération le 1er mai dernier [1]. Force est de constater que six mois plus tard rien n’a changé.
La crise sanitaire que nous traversons rend visible ce que beaucoup ne voyaient pas ou se refusaient à voir : les oubliés de la République que sont les travailleurs de plateforme numérique de transport. Ces tâcherons du XXIe siècle n’ont eu d’autres choix pendant le confinement que de poursuivre leur travail, parce qu’aucune des garanties offertes par le code du travail n’assure la protection de leur santé, ni la compensation de la perte de leur revenu s’ils ne peuvent travailler ou s’ils sont touchés par le virus. Cet état de fait découle du prétexte mensonger qu’ils ne seraient pas des salariés mais des chefs d’entreprises individuelles.
Mais qui peut encore sérieusement penser qu’ils sont entrepreneurs alors qu’ils sont simplement mis en relation avec des clients par une plateforme ?
Protéger les indépendants « fictifs »
Des réponses judiciaires ont été déjà apportées. Par deux fois en 2018 et en mars 2020, la Cour de Cassation a admis que puisse être constaté le lien de subordination constitutif d’un contrat de travail entre un travailleur autoentrepreneur et une plateforme. La Haute juridiction a même considéré, s’agissant d’un chauffeur Uber, que le statut de travailleur indépendant était « fictif » même si le travailleur détermine librement la période et la durée de ses connexions. Ceux-ci sont donc soumis au Code du travail. Cependant, la reconnaissance de leurs droits supposerait que chacun d’entre eux saisisse individuellement le juge et obtienne au terme d’une longue et coûteuse procédure, la reconnaissance de leur véritable statut.
Face à la crise, les travailleurs des plateformes numériques ne peuvent plus attendre ! Le gouvernement doit enfin assumer ses responsabilités, d’autant plus qu’il y a été habilité par la loi d’urgence du 23 mars sur l’urgence sanitaire ; réactivée depuis !
Nous attendons de lui qu’il impose aux plateformes d’assumer leurs réelles responsabilités. Elles doivent être comptables de toutes les obligations de sécurité pesant sur tout employeur, qu’elles soient sanitaires ou financières.
Pendant la crise, la solidarité nationale permet à ces travailleurs de subsister. L’aide forfaitaire de 1500€ du gouvernement, si elle a bien sûr le mérite d’exister, n’est pas suffisante pour permettre à un chauffeur Uber d’assumer ses charges fixes (la location du véhicule, les 300 euros mensuels d’assurance, les frais d’entretien) et d’avoir un reste à vivre décent. Récemment reçus par au Ministère de l’Économie et des Finances, les chauffeurs VTC demandent la garantie de pouvoir bénéficier du fonds de solidarité, mais également que celui-ci s’applique de manière rétroactive tant la perte de client est brutale et durable. Beaucoup d’entre eux n’entrent pas dans les critères du dispositif, soit parce que leur autoentreprise n’existait pas l’année précédente ou parce que la baisse de leur chiffre d’affaire n’est pas considérée comme suffisante pour être éligible (beaucoup affecté par la crise des gilets jaunes). Nous soutenons cette revendication avec force.
Ainsi, un mécanisme de mise en activité partielle doit rapidement être créé et cofinancé par l’État et les plateformes. Sans revenu et acculés, des travailleurs prennent des risques inconsidérés : certains ont été contaminés, d’autres sont morts.
Enfin, et ce devrait être un préalable, à ces impératifs s’ajoute une véritable protection contre les risques sanitaires, inhérents à l’exercice de l’activité des chauffeurs VTC ou livreurs à vélo. Ils sont en contacts avec le public, en déplacements permanents, et parfois sans équipement de protection (gel, gants, masques). Nous ne demandons rien d’autre que de garantir les protections basiques auxquelles ces faux indépendants doivent avoir droit.
Requalifier immédiatement en salariés
L’extension de la qualité de salarié de ces travailleurs des plateformes doit enfin être clairement reconnue dans notre Code du travail. Les tentatives gouvernementales de contournement du droit du travail doivent cesser. Sans le dire, elles favorisent le développement de plateformes numériques dont le modèle économique spéculatif n’ouvre d’autre choix que de sous-payer le travail. Il est urgent d’agir car ce modèle se fonde sur la logique du fait accompli, par la création d’habitudes de consommation qui reposent sur une sape des standards de la protection sociale. L’État de Californie n’a pas hésité à choisir cette voie. Soyons tout aussi responsables et, si besoin, légiférons rapidement sur une requalification de ces contrats.
Saisi par nos deux groupes parlementaires au Sénat et à l’Assemblée Nationale, le Conseil Constitutionnel a enrayé ces manœuvres gouvernementales en censurant une disposition de la loi d’orientation des mobilités – les fameuses « chartes » – qui avait pour objet de freiner les requalifications judiciaires le 20 décembre 2019 ; après l’avoir déjà fait en 2018 sur la loi Avenir Pro sur un recours déjà porté par les deux groupes socialistes. C’est suite à ces deux décisions que le gouvernement a chargé Jean-Yves Frouin d’une mission sur la question de la représentation des travailleurs des plateformes et, comme nous le craignions, sur la proposition de création d’un tiers-statut entre salariat et indépendance ; contre l’avis du Sénat à la quasi-unanimité lors de la première lecture de la LOM et contre l’avis du Conseil National du Numérique (CNNum) qui dans son rapport de juillet 2020 considérait cela « comme une fausse bonne idée qui n’apporte pas de solution durable »1. Et alors que les chartes et ce tiers statut ne semblent pas être repris par la mission Frouin, qui rendra ses conclusions au mois de novembre, c’est le gouvernement lui-même qui, à travers un décret du 22 octobre 2020, revient à la charge avec ce Cheval de Troie contre le droit du travail, au mépris du Conseil Constitutionnel, de la Cour de Cassation, des chauffeurs VTC et de la commission qu’il a lui-même instituée, dans le seul but de satisfaire aux demandes des plateformes !
Promouvoir la coopérative
En parallèle de la requalification pour tous les travailleurs à laquelle elle doit s‘appliquer et face au système du chacun pour soi que veulent instiller les plateformes – que le gouvernement accompagne –, il est nécessaire de rendre la forme coopérative davantage visible. Elle est un excellent outil en ce qu’elle préserve la liberté des travailleurs véritablement indépendants à s’organiser et leur permet de se constituer en collectivité.
C’était l’objet de la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques portée par le groupe socialiste du Sénat en janvier 2020 qui considérait que « la puissance publique ne peut laisser se développer du travail sans droit ni hors du droit. Il lui revient donc de réguler le secteur des plateformes numériques et de protéger ces travailleurs en obligeant les acteurs à entrer dans la négociation collective pour développer une branche professionnelle organisée et protectrice des droits des travailleurs »[2]. Trop mal connue, la coopérative d’activité et d’emploi compatible avec le statut « d’entrepreneur-salarié », garantit une rémunération liée à l’activité. Les travailleurs sont libres d’organiser leur temps et leur rythme de travail. Leurs revenus sont versés sous forme de salaires avec les droits sociaux correspondant. Ils sont regroupés dans cette coopérative qui peut leur permettre de négocier collectivement leurs contrats et tarifs, et les émanciper d’un algorithme souvent tyrannique, sorte de contremaître 2.0 qui les divise.
A noter que, concomitamment à l’examen de cette proposition de loi au Sénat, la Fondation Jean Jaurès publiait le rapport Giusti-Thévenoud Pour travailler à l’âge du numérique, défendons la coopérative qui démontrait à la fois les travers des chartes et l’opérabilité de la coopérative.
Si l’objet est encore à perfectionner, il ne fait nul doute que la coopérative est une voie qu’il faut continuer d’explorer. Le CNNum reconnaît d’ailleurs qu’elle fait partie du bouquet de solutions à apporter à la problématique du statut des travailleurs des plateformes. La recommandation numéro 8 de son rapport de janvier 2016 sur l’encadrement des plateformes, de ce qui était encore appelé à l’époque l’ « économie collaborative », mettait très directement en avant l’enjeu de « la qualification des relations entre les travailleurs de l’économie collaborative et les plateformes » et proposait ainsi de « soutenir le coopérativisme de plateforme, afin d’assurer une juste rétribution et représentation des travailleurs de l’économie collaborative » [3].
Étendre le « devoir de vigilance »
Nous demandons enfin que les vrais indépendants soient dotés de véritables droits sociaux.
D’abord, le sous-statut « d’autoentrepreneur » doit être réservé à la seule phase de création de l’entreprise et ne doit plus être cette forme déguisée du travail.[4]
D’autre part, même lorsqu’ils ne sont pas subordonnés, les indépendants peuvent être soumis à un état de dépendance économique avec une entreprise cliente. L’achat de service à un tarif qui ne permet pas d’assurer une rémunération raisonnable du travail, c’est-à-dire à perte, doit enfin être interdit dans notre droit.
N’est-il pas temps d’imposer aux grands donneurs d’ordre une véritable obligation de vigilance à l’égard de leurs travailleurs indépendants ? Une loi de 2017 relative au devoir de vigilance des grands groupes, portée par Dominique Potier, député PS de Meurthe-et-Moselle, a ouvert une voie incontournable. En substance, elle permet d’identifier les entreprises qui exercent un pouvoir d’organisation de l’activité d’un travailleur et de lui en faire assumer les responsabilités.
C’est pour dénoncer ces excès dans les chaînes de sous-traitance qu’Olivier Jacquin a déposé le 4 aout dernier un avis auprès du Procureur de la République de Paris en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale qui dispose que « toute autorité constituée qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Il lui signalait avoir connaissance de situation de « travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié » et d’« emploi d’étrangers non autorisés à travailler » par la société Frichti et son sous- traitant Delivexpress après avoir rencontré le livreur à l’origine du mouvement des travailleurs de la plateforme ; affaire révélée par Libération dès le 2 juin [5]. C’est parce que cette procédure a été activée que Frichti a accepté de négocier et de payer au livreur les sommes qui lui étaient dues, de régulariser une partie des autres travailleurs – pas tous hélas – et de s’engager dans une véritable politique d’amélioration des conditions de travail des personnes avec qui elle contractualise.
Changer la loi
C’est pour toutes ces raisons que nous proposerons un changement législatif qui placera les plateformes devant leurs responsabilités afin de mieux protéger ces travailleurs, et plus largement les indépendants.
D’abord, en transposant le devoir de vigilance du Code du commerce (loi Potier) au Code civil en instituant que toute entreprise ayant recours à des travailleurs indépendants pour l’exécution d’une opération est tenue à une obligation de vigilance consistant à identifier les risques, à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement et à garantir une rémunération décente et juste au travailleur à qui elle fait appel sous peine de poursuites judiciaires. Par cette action nous cherchons notamment à lutter contre les prix abusivement bas ou les baisses de tarifs imposés par les plateformes – comme nous le constatons avec Deliveroo ou Uber depuis de trop nombreux mois sans agir – et donc à lutter contre l’abus de dépendance économique au travers du concept de rémunération « décente et juste ».
Ensuite, en luttant plus efficacement contre le travail indépendant fictif au travers de l’action de groupe des travailleurs pour leurs droits, et d’abord pour des requalifications. Mais également au travers d’une action de groupe « citoyenne » qui constaterait des manquements à cette vigilance, et d’abord sur les risques concernant la santé et la sécurité des travailleurs.
Enfin, en obligeant les plateformes à se mettre autour de la table en garantissant aux travailleurs une véritable représentation sociale que nous souhaitons bâtir autour de deux idées : l’affiliation syndicale de travailleurs indépendants auprès des confédérations représentatives dans les branches, et par le mandatement de travailleurs par un syndicat dans le cas où celui-ci n’aurait pas de représentants dans une plateforme qui voudrait ouvrir un dialogue social avec les travailleurs auxquels elle fait appel. Nous souhaitons également que les activités des plateformes soient toutes rattachées à des branches afin de favoriser le dialogue social à ce niveau, mais également pour que s’appliquent un nivellement par le haut des droits sociaux. Dans les conditions actuelles difficile d’imaginer qu’elles puissent aller plus bas...
Conclusion
La digitalisation de l’économie est utile mais ne doit pas être synonyme d’ubérisation et de destruction des droits sociaux. Salariés, coopérateurs ou vrais indépendants, conservons et renforçons des cadres d’emploi clairs qui sont autant de « statuts barrières ». Faisons cesser instamment ces tentatives de création d’un statut hybride qui ne fera que précariser davantage ces travailleurs, particulièrement dans le domaine des transports. La livraison à domicile de sushis ne justifie pas la destruction de notre modèle français.
Socialistes, refusons le cyber-prolétariat !
Signataires :
Olivier JACQUIN, Sénateur de Meurthe-et-Moselle, Secrétaire National aux mobilités et aux transports
Michel NEUGNOT, 1er Vice-Président de la région Bourgogne – Franche-Comté, 1er secrétaire fédéral de la Côte-d’Or
Pernelle RICHARDOT, Présidente du groupe socialiste à la région Grand Est, SN, 1ère secrétaire fédérale du Bas-Rhin
Christophe CLERGEAU, Président du groupe socialiste à la région Pays de la Loire, SN à l’Europe
Eric KERROUCHE, Sénateur des Landes, SN à la démocratie citoyenne et aux institutions
Hélène CONWAY-MOURET, Sénatrice des Français de l’étranger, SN à la défense
Rémi CARDON, Sénateur, 1er secrétaire fédéral de la Somme
David ASSOULINE, Sénateur de Paris
Jacques-Bernard MAGNER, Sénateur du Puy-de-Dôme
Yannick TRIGANCE, Conseiller régional d’Ile-de-France, SN à l’éducation et à l’enseignement supérieur
Maxime PICARD, Conseiller régional de Bretagne, 1er secrétaire fédéral du Morbihan
Brigitte VAISSE, Conseillère régionale du Grand Est, Fédération de la Moselle
Christiane CONSTANT-FARRUGIA, Conseillère régionale d’Auvergne – Rhône-Alpes, SF du Nouveau-Rhône
Olivier GUCKERT, Conseiller Municipal de Commercy, 1er secrétaire fédéral de la Meuse
Gaston LAVAL, militant Paris 10e
Jean-Marie BILIATO, SF Europe du Vaucluse
Véronique BARREAU, SF Droits des femmes du Vaucluse
Sébastien GRICOURT, Militant Seine-Saint-Denis
Jean-Gaston MOUHOUNOU, Conseiller municipal des Ulis, BF de l’Essonne
Antoine HUMBERT, Conseiller municipal d’Epernay, Fédération de la Marne
Frédéric ORAIN, 1er secrétaire fédéral du Loir-et-Cher
Vincent FAILLE, Conseiller municipal de Lagny-sur-Marne, SF Formation de Seine-et-Marne
Luc DE VISME, Conseiller à l’AFE, SF de la FFE, section du Danemark
Richard TRONCY, militant à la section de Dijon
[1] Rapport Travail à l’ère des plateformes, CNNum, p.6
[2] Extrait de l’exposé des motifs de la PPL des sénateurs PS
[3] Rapport Travail emploi numérique – les nouvelles trajectoires, CNNum, janvier 2016, p.119
[4] Une contribution thématique propre, initiée par Vincent Duchaussoy, a été déposée à ce titre dans le cadre de ce congrès
[5] « Sans papiers, sans contrat... bienvenue chez frichti », Libération, 1 juin 2020